De la première colombe, telle que décrite dans les écrits bibliques jusqu'à celle figurée par Pablo Picasso, ou celle encore qui trouve une place de choix dans la poésie de Paul Valéry ou de Chawqi, la charge symbolique est restée égale à elle-même. Si la quête de la paix et du calme a toujours été derrière le discours religieux ou idéologique qui a touché, de près ou de loin, la question de l'âme, en revanche, l'approche qu'Ibn Sina (980-1037) fait de la colombe, ce doux volatile, dans son fameux Poème de l'âme, se distingue foncièrement du lot sur le double plan du contenu et du contenant. A mi-chemin entre l'idée que se faisaient les Grecs sur cette question profondément métaphysique et la vision répandue dans le monde de l'Islam, Ibn Sina considère que l'âme est une espèce de colombe descendue du « lieu le plus élevé ». De ce fait, l'être humain a été, conformément à la volonté divine, le terrain d'atterrissage de cette « essence », et depuis, rien n'a changé. Religieux, libres penseurs, écrivains et artistes, n'ont pas manqué de s'exercer à ce puzzle qui, à chaque fois, s'est montré récalcitrant à toutes leurs avances, l'âme se transformant, à chaque détour, en sphinx qui n'est pas près de livrer la solution de son énigme. Un seul point les mettait d'accord : le dernier souffle que rend le mourant et qui, s'il en est, représente le côté matérialisé de l'âme ! Le tout se fait, à quelques différences près, avec quelques enjolivures ici et là, quelques hardiesses chez tel poète ou autre. Platon, le plus idéaliste des philosophes grecs, considère que « l'âme est dans le corps comme dans une prison », ou encore, dans « une espèce de tombe ». En fait, et d'un point de vue purement philosophique, Ibn Sina ne s'éloigne pas beaucoup du monde conceptuel grec en ce domaine. Toutefois, il garde une marge de sécurité qui lui permet de manœuvrer à sa guise, conformément à ses croyances religieuses. L'âme, symbolisée par la colombe, lance un défi perpétuel à l'homme : « Elle est noble et fière, nul voile ne la cache, et pourtant nul regard, même d'initié, ne la voit. » Sur une étendue de vingt lignes, fortement structurées et bien assonancées, rappelant certaines compositions poétiques préislamiques, Ibn Sina se fait fort de raconter toute l'histoire de l'âme sans sortir du cadre préalablement fixé par ceux qui l'ont précédé. La seule touche qu'il apporte à l'édifice, c'est cette interrogation hautement philosophique : « Qu'est-elle venue faire du haut des cieux vers ce bas monde misérable ? » Et de se répondre, comme dans un écho : « Si Dieu l'y a précipitée, son intention reste cachée au plus subtil entendement des hommes ». Platonicien, comme on le voit dans son maître livre, Kitab Achiffa, (le livre de la guérison des âmes), Ibn Sina tient cependant à annoncer la couleur à propos de ce sujet aux contours fuyants et irréels. Il fait sien le caractère sentencieux contenu dans le verset suivant : « Et ils t'interrogent au sujet de l'âme,- dit : l'âme relève de l'ordre de mon Seigneur. Et on ne vous a donné que peu de connaissance. » A ses yeux, le séjour forcé de l'âme dans le corps de l'homme reste enveloppé de mystère. Sa croyance religieuse le conforte et le renseigne sur l'essence noble de l'âme. C'est pourquoi, il ne se perd pas en conjectures. Lui, qui est venu du nord de la Perse, donc censé être influencé par une certaine vision asiatique du monde, ne s'est pas fait zoroastrien, brahmanique ou manichéen sur le sujet de l'âme. Bien au contraire, sa rigueur scientifique a fini par triompher là où il se savait incapable de formuler une réponse satisfaisante. Tout juste s'il a qualifié l'âme de colombe pour se donner une réponse à partir du saint Coran lui-même. En effet, l'âme n'est pas un Bernard-l'ermite, ce crustacé qui se plaît à changer de loge dans des coquilles abandonnées. A bien approfondir son poème, si une réponse définitive devait être donnée à propos de l'âme, autre que celle développée dans le Coran, il se ferait un déséquilibre, voire un grand vide dans le monde tel qu'il se présente à nous.