Les deux avaient les yeux constamment tournés vers l'histoire profonde de la Méditerranée, celle des poètes, des philosophes et de tous les remueurs d'idées. Les deux se sont également rencontrés, dans les années trente du siècle dernier, dans des cénacles européens et dans les arcanes de la Société des Nations, ancêtre de l'ONU, pour y débattre des questions culturelles. Il s'agit du grand prosateur égyptien, Taha Hussein (1889-1973), et de l'illustre poète français Paul Valéry (1871-1945). Le premier, c'est connu, avait été formé par Al Azhar puis avait étudié à la Sorbonne. Il a su opérer un mariage heureux entre la littérature arabe et les idées de la modernité en faisant introduire le principe du doute cartésien dans les études littéraires arabes ainsi que dans les études portant sur l'histoire de l'Islam. Le second, quant à lui, devait révolutionner l'approche poétique par sa technique de composition et, surtout, par ce que l'on a appelé depuis la poésie pure. C'est justement sur le terrain de cette dernière que le rapprochement entre ces deux grands esprits eut lieu principalement. Tout autant que Paul Valéry, Taha Hussein considérait que le passage de la poésie d'une langue vers une autre ne peut que la dégarnir et la dépouiller pour ainsi dire de son essence première. C'est pour cette raison même qu'il s'est abstenu de traduire en langue arabe Le cimetière marin, célèbre poème de Paul Valéry. « Si l'on me demandait, écrivait Taha Hussein, dans un de ses essais sur la littérature française, de traduire une partie de ce poème, ou encore sa totalité, je m'en excuserais pour deux raisons : la première est due au fait que je trouve le même plaisir à relire ce poème sans prétendre pour autant en saisir toutes les nuances véritablement. Du reste, je ne m'en tiens pas rigueur dans la mesure où les hommes de lettres français, qui connaissent, mieux que moi, leur langue et leur littérature, ont des avis partagés vis-à-vis de ce poème. La deuxième, c'est parce que Valéry, lui-même, considérait que le passage de la poésie vers la prose, est un acte qui équivaudrait à un sacrilège, je ne puis donc commettre un tel pêché. » De par cette rencontre, ces deux authentiques méditerranéens donnaient, en vérité, la primauté à la raison dans ce qu'elle a de pluriel au premier chef. Et même si aucun d'eux n'a proposé une quelconque alternative portant sur la traduction de la poésie, il n'en demeure pas moins que le caractère unidimensionnel de cette dernière constitue en lui-même une espèce de « matière de songe » permettant aux lecteurs de toujours voguer vers la pluralité. Là où Paul Valéry continua à ciseler ses idées philosophiques et ses poèmes conformément à cet idéal méditerranéen précisément, Taha Hussein, en faisant sien l'esprit de la modernité, fit justement preuve de son attachement à cette même pluralité. Il s'est fait donc l'exégète de la poésie arabe classique tout en développant sa fameuse thèse sur les sources gréco-latines de la culture égyptienne, thèse qui continue encore de susciter des débats contradictoires dans le Monde arabe.