On prétend que l'acte de s'enivrer n'a jamais été à la portée de tout le monde, même si les soufis et les poètes donnent l'impression de cheminer les uns près des autres. Mais, s'enivrer de quoi ? De vin, de poésie ou de vertu, comme le dit si bien Charles Baudelaire ? Le Paris du XIXe siècle a bien eu les allures de Bagdad du VIIIesiècle. Il n'y a qu'à relire les poèmes d'Abu Nuwas, ce virtuose de la langue arabe, et ceux de Baudelaire pour s'en convaincre. Le spleen, si cher à ce dernier, a bien existé à Bagdad dans sa grande splendeur, comme si l'homme se devait d'obéir, automatiquement, aux canons d'un esthétisme précis imposé par une exquise finesse des mœurs. Toutefois, l'approche du poète abbasside diffère fondamentalement de celle du poète français qui se voulait volontairement spleenétique. En effet, avec Abu Nuwas, c'est la fuite en avant pour ne pas être rattrapé par quelque chose de cauchemardesque dans la vie alors que pour Baudelaire, c'est une recherche existentielle, frénétique, pour se démarquer carrément du reste du monde. Abu Nuwas, en aventurier du plaisir où qu'il se trouve, ne se ménage point, à telle enseigne que l'on n'arrive pas à mettre la main sur le pourquoi de sa gestuelle poétique et sociale, bien sûr, tant celle-ci semble être codifiée par avance. Sa poésie en dit long sur son comportement pour ne pas dire sa vision du monde puisque il n'en avait point. Elle est même tranchante en ce sens qu'elle le révèle sur son véritable jour. « Ma raison d'exister, disait-il, c'est d'être ivre à tout jamais ». Sybarite pourrait-on dire de lui tout de go, la vie de plaisir qu'il mena semble n'avoir eu aucun penchant pour les grandes questions philosophiques de son entourage. Pourtant, Bagdad, en son temps, était le point de mire de tous les hommes d'esprit. Rien, chez ce poète, ne donne à penser qu'il avait quelque problème d'ordre existentiel. S'enivrer, passer des nuits entières, au milieu d'une gent de dévergondés, dans des tavernes installées dans la banlieue de Bagdad par des moines, ou par de petits alambiqueurs, c'était là son dada jusqu'au jour où il vit la mort s'approcher de lui. En d'autres termes, on n'arrive pas, dans toute cette charge de beauté poétique, à déceler une raison précise à son comportement qui, assurément, défrayait la chronique tant il se voulait au dessus de tout soupçon. Il reste que Bagdad, à son tour, considérait le dévergondage de son poète comme une belle touche apportée à son statut de pôle de civilisation. Les gouvernants, eux-mêmes, n'hésitaient pas à encourager le verbe de ce grand poète. A quelque onze siècles de distance de ce dernier, Charles Baudelaire devait emprunter, à quelque différence près, le même chemin, mais, en mettant une touche particulière à son comportement. En effet, il se voulait existentialiste à sa manière, car, en dépit de ses beuveries, de ses séances d'opium, il ne désarmait pas et continuait, plutôt, à plaquer un regard bien mélancolique sur tout ce qui l'entourait. La grande charge esthétique qui se dégageait de sa poésie ne l'empêchant pas de déclarer : « Il faut être toujours ivre pour ne pas sentir l'horrible fardeau du Temps qui brise vos épaules et vous penche vers la terre ! » Ainsi donc, il n'est pas donné à tout le monde de devenir un Edgar Allan Poe ou un Charles Baudelaire ou encore un Abu Nuwas en empruntant la même voie que ces poètes de jadis au comportement à même de dérouter les plus grands psychanalystes. Les soufis ont compris, à leur tour, qu'il n'est pas toujours possible d'atteindre des « stations » où l'acte de s'enivrer, c'est-à-dire, de s'anéantir en Dieu, résulterait d'une simple assiduité dans l'application des enseignements des maîtres. L'histoire a fini, tout de même, par donner une bonne note à Abou Nouas, lorsqu'il s'était accordé, de son propre chef, un statut social inégalé grâce à des poèmes de pénitence d'une valeur morale et esthétique exceptionnelle.