"Celui qui gagne est celui qui sait ce que les autres ignorent…" C'est aujourd'hui l'une des règles d'or des entreprises mondiales. Des sociétés qui concurrencent le secteur public algérien l'ont bien compris. Elles attaquent en recrutant les hauts cadres algériens, leur accordant des avantages dont ils n'avaient jamais osé rêver auparavant. Même si une ordonnance présidentielle a été rédigée pour mettre fin à la "déloyauté" des cadres, l'ordre ne semble pas encore établi…Imaginons qu'un haut cadre de la Sonatrach décide de quitter son entreprise pour travailler dans une boite pétrolière étrangère. Il emportera, dans sa mallette, toutes les informations sensibles de l'entreprise pétrolière algérienne, les détails des explorations pétrolifères, les petits secrets des contrats signés avec les partenaires... C'est certainement dans le but d'éviter ce scénario que le président Bouteflika a signé une ordonnance interdisant aux cadres supérieurs du secteur public (y compris les sociétés mixtes où l'Etat détient 50% au moins du capital) ainsi qu'aux autorités de régulation de travailler dans le secteur privé immédiatement après leur retraite. A l'heure de l'intelligence économique et de ce que les spécialistes appellent " l'économie du savoir ", l'Etat veut, a priori, se prémunir contre toute mauvaise surprise. Le texte de loi souligne qu'au regard de ces " incompatibilités ", les cadres supérieurs " en fin de mission " ne peuvent exercer, pour une période de deux ans, une activité (de quelque nature qu'elle soit) auprès d'entreprises ou d'organisme dont ils ont eu à assurer un contrôle ou une surveillance, à conclure un marché ou à émettre un avis en vue de la passation d'un marché, ainsi qu'auprès de toute autre entreprise ou organisme opérant dans le même domaine d'activité. Les sanctions sont sévères. Les cadres-retraités voulant travailler dans une entreprise concurrente risquent jusqu'à six mois à un an d'emprisonnement et une amende de 100.000 à 300.000 DA. L'ordonnance intervient au moment où le secteur public subit une véritable hémorragie, perdant ses meilleurs cadres. La Sonatrach aurait déjà pris des dispositions pour inciter ses compétences à " rester " dans l'entreprise en augmentant considérablement les salaires de ses cadres supérieurs. Elle s'apprêterait à modifier sa politique salariale qui date des années du parti unique. L'un des exemples les plus récents de la saignée du secteur public est celui du départ du directeur général de l'autorité de régulation des postes et des télécommunications (ARPT), quittant son poste pour travailler dans une entreprise pourtant placée sous son contrôle, Nedjma. Sachant à quel point les 25 années d'expérience et les informations qu'il détient sur les autres opérateurs peuvent être précieuses, le président du groupe exécutif Wataniya l'a nommé carrément à la tête du conseil d'administration. Au regard de la concurrence qui règne actuellement dans le secteur des télécoms, cela parait " de bonne guerre " d'autant qu'il y avait, en ce temps là, un véritable vide juridique. " La décision gouvernementale pose problème a différents niveaux : celui du cadre, de l'entreprise ainsi que de l'économie nationale ; les intérêts seront différents, divergents, voire opposés ", nous explique Ahmed Koudri, expert au Centre de Recherche en économie appliquée pour le développement (Cread). Pour lui, ce texte de loi ne pourra pas freiner l'incroyable engouement des cadres algériens pour le secteur privé. " La loi n'empêchera pas les cadres de collaborer avec une autre entreprise. Tout le problème est d'ordre déontologique ", estime notre interlocuteur. Il est important de s'interroger, selon lui, si les indemnités seront suffisantes pour empêcher les dirigeants d'aller voir ailleurs. " Pourquoi en Europe, le dirigeant démissionnaire reçoit-il une prime de départ dont la valeur équivaut à deux ans de salaires ; parce qu'il détient des informations stratégiques qu'il peut marchander chez les concurrents ? ", assène M. Koudri. Une enquête réalisée par le chercheur du Cread sur "la rémunération des cadres dirigeants dans les entreprises publiques " révèle le mécontentement des cadres algériens. La majorité (78%) des dirigeants estime peu compétitif leur niveau de rémunération comparé à leurs collègues exerçant dans d'autres entreprises. La moitié des dirigeants interrogés s'estime plutôt mal payée et 46% l'être moyennement. Seule une infime minorité (3%) s'estime satisfaite de sa rémunération. Cooptation et Clanisme Le mal du secteur public tient surtout au fait qu'il obéit à une logique de clan. Dans un système où les allégeances claniques ont force de loi, la logique marchande ne s'impose pas forcément dans la détermination du niveau de rémunération ni dans leur désignation aux postes- clefs. Et ce sont souvent les cadres compétents qui en souffrent le plus. Un gestionnaire d'une importante entreprise algérienne nous a expliqué que du fait du " diktat des clans " qui règne dans le secteur public algérien, de nombreux cadres se sentent marginalisés. " Chaque fois qu'une nouvelle équipe arrive au pouvoir, elle fait tout ce qui lui est possible pour évincer celle qui l'avait précédée. Beaucoup de cadres se retrouvent ainsi licenciés, mis à la retraite anticipée ou obligés de prendre des congés spéciaux… ", nous dit-on. L'on parle de véritables " drames " que vivent certains cadre-dirigeants algériens. En 1993 déjà, une enquête du Haut comité d'Etat (HCE) avait recensé pas moins de 80 000 cadres marginalisés. Ils seraient aujourd'hui près de 120.000 cadres mis sur le banc de touche. Les lois relatives à la retraite (loi 83-12 du 2 juillet 1983 et ordonnance 97-13 du 31 mai 1997) n'arrangent guère les choses, elles permettent de pousser à la retraite des cadres âgés d'à peine 50 ans. Le calvaire des cadres algériens s'accentue avec la dépermanisation qui tend à se généraliser. Le contrat à durée déterminée (CDD) permettrait aux entreprises, indique-t-on, de se décharger plus facilement des cadres gênants. Auparavant, les cadres qui recevaient une aussi cavalière invitation à décamper saisissaient cette opportunité pour se trouver une activité dans le secteur privé qui s'ajouterait à leur pension de retraite. Ce que perdait le secteur public, le privé était bien content de le trouver. Une enquête sur l'emploi des cadres algériens, menée au début de cette année par le cabinet français de conseil en recrutement, Lincoln Associés, a dévoilé une forte mobilité des cadres algériens. 51% d'entre aux envisagent de changer d'entreprise d'ici un an. Cette première étude en son genre à mesurer le turn-over (rotation) des cadres algériens démontre également que 12% seulement se voient rester dans la même entreprise et dans la même fonction et 31% dans la même entreprise mais dans une fonction différente. Ils ne sont, au final, que 6% à se projeter dans le même poste au sein de la même entreprise pour 2 ou 3 ans supplémentaires. M. Koudri, chercheur au Cread, estime que l'ordonnance présidentielle sus-citée " risque de geler des compétences qui sont par définition rares sur le marché du travail ". Certains cadres algériens, victimes de mauvais choix claniques, s'apprêtent à franchir de très longues traversées du désert….