Le 1er novembre 1954, j'avais 16 ans, je venais de reprendre ma vie de lycéen, comme interne, dans un collège à Orléans, coupé du monde extérieur. Les médias ne jouaient pas le rôle d'aujourd'hui. Et puis, en Algérie, il ne s'agissait que de questions de « maintien de l'ordre » à régler ; il a fallu attendre 1999, pour reconnaître qu'il s'agissait d'une guerre, une sale guerre. Mais peu à peu, avec l'allongement du service militaire, le rappel des réservistes, pour les jeunes de 20 ans, la perspective d'aller en Algérie devenait une hantise. J'ai tenté de retarder mon départ, en m'inscrivant à la faculté pour obtenir un sursis. Incorporé en mai 1960, je n'arrive à Alger qu'en fin juin 1961, et j'y reste jusqu'en mars 1962. Je suis presque aussitôt affecté à la Villa Susini, ce centre de torture permanent pendant toute cette guerre. Les horreurs que j'y ai vu commettre ont fait que plus de 40 ans après, mes nuits sont toujours hantées de cauchemars liés à ce traumatisme, même si c'est un peu moins fréquent avec le temps. De nombreux Algériens ont vu à la télévision mes témoignages que ce soit dans les films reportages Paroles de Tortionnaires (de Jean-Charles Deniau) ou L'Ennemi Intime de Patrick Rotman ou encore dans l'émission « Envoyé Spécial ». Ce « pèlerinage » que j'ai fait à Alger pour retrouver intacte cette villa, y compris avec les traces des balles tirées dans ces salles de torture, fut très dur. J'y ai rencontré en particulier Louisette Ighilahriz. J'ai essayé d'expliquer la pratique des viols pendant cette guerre, et le traumatisme que peut représenter une telle agression, cet acte qui fait de la victime une coupable qui sera mise au ban de sa société. L'un et l'autre, certes de façon très différente, nous sommes des victimes de ces pratiques odieuses que nous ne pouvons oublier, que nous traînons comme un handicap avec lequel il faut s'habituer à vivre pour toujours. Je renvoie les lecteurs du journal à ces reportages audiovisuels et au livre La Ville Susini que j'ai publié aux éditions Tirésias en 2001 à Paris, et au livre Mon Combat Contre la Torture qui vient de sortir il y a quelques jours aux éditions Bouchène à Paris. J'essaie en particulier d'expliquer comment des appelés ont pu se retrouver dans ces conditions. Cette expérience qui marque à jamais une vie, j'ai voulu en témoigner pour que les futures générations ne connaissent pas les horreurs que nous avions vécues. C'est pour m'être exprimé sur ces questions que je me retrouve face au Général Schmitt, cet ex-lieutenant parachutiste pendant la guerre d'Algérie, accusé d'avoir dirigé des séances de torture pendant la période de la bataille d'Alger, devenu chef d'Etat major des Armées françaises - le premier militaire - dans deux procédures juridiques. Dans un débat sur un plateau de télévision, ce général m'accusa de faux témoignage, d'être soit un menteur, soit un criminel et d'avoir raflé des jeunes filles pour les violer comme dans des tournantes. Je déposai plainte en diffamation et le fit condamner, il interjeta appel. En ce 15 octobre, le tribunal confirme la sentence. Ira-t-il en cassation ? Cest une grande victoire contre la torture. La seconde procédure, c'est à Marseille, pour lui avoir prêté des propos qu'il a tenus sous des formes proches à plusieurs reprises. Contre toute attente, j'ai perdu en première instance, un appel a été interjeté. Les procédures juridiques ne sont pas une fin en soi. Principalement avec les archives de l'armée que j'ai consultées, j'ai pu désormais démontrer que mon témoignage est authentique : n'en déplaise au Général et à ses témoins, Alger n'était pas calme dans les derniers mois du conflit, il y a bien des caves à la Villa... On pourrait dire, oui, mais, il ne s'agit que du passé. Hélas, non ! Ces pratiques ont été exportées dans les pays du continent américain sous la responsabilité de l'Etat français, et des dizaines de milliers d'Argentins sont disparus à la mode des crevettes Bigeard. Y compris en Algérie, il y a quelque temps, des pratiques, elles aussi condamnables, inspirées de cette guerre coloniale ont fait de trop nombreuses victimes avec une justification religieuse. Puis ce fut dans les Balkans, et il y a quelques mois en Irak. Certes, désormais, l'opinion publique réclame que les coupables de crimes contre l'humanité soient traduits devant des tribunaux internationaux, et refuse l'idée d'une amnistie. Hélas, cette barbarie d'un autre siècle se manifeste toujours sensiblement de la même manière : brutalité, humiliation, dégradation de l'homme (ou de la femme), utilisation de l'enjeu culturel (comme les questions sexuelles ou le viol pour une femme de culture musulmane)... Les photos venant d'Irak, étalées à la une des journaux pendant des semaines, l'ont encore démontré Aux Etats-Unis, actuellement, les plus hautes autorités de l'état cherchent à justifier ces pratiques inqualifiables en tentant de donner une lecture fort tendancieuse aux textes internationaux. En France, les militaires, officiers sortis de l'école de Saint-Cyr, ont publié un dossier demandant que les parlementaires français définissent un cadre juridique à la pratique de la torture et que notre pays renie ses engagements internationaux en ce domaine. A ce jour, Jacques Chirac, interpellé à l'occasion du 14 juillet dernier par 23 organisations (dont toutes celles qui militent en faveur des droits de l'homme), n'a toujours pas répondu, ni condamné publiquement cette initiative scandaleuse. Rien, aucun argument ethnique, religieux, philosophique, politique... ne peut justifier la pratique de la torture. Même le prétexte du terrorisme aveugle frappant des innocents ne peut justifier une tentative de trouver un certain cadre juridique à de tels comportements. C'est la dignité de l'homme qui est en jeu. Y faillir, c'est se rabaisser au rang de l'animal. C'est tout le sens de mon combat contre la torture. La France a souvent revendiqué à juste titre son rôle mondial dans la défense des droits de l'homme, pour rester crédible, elle se doit, par la prise de position très claire de ses plus hautes autorités, de condamner les crimes contre l'humanité commis en son nom pendant la guerre d'Algérie, de s'engager résolument dans la condamnation de la torture sous toutes ses formes (et en particulier la revendication de ces officiers) et d'œuvrer au plan international pour que ses pratiques disparaissent à jamais. Ce n'est pas l'accolade de nos deux présidents au moment où les journalistes algériens sont jetés en prison, les journaux muselés, fermés, mais un geste fort dans ce sens qui serait déterminant pour l'amitié indispensable entre les peuples algériens et Français. Des relations profondes ne peuvent s'établir que sur des principes clairs, sans équivoque où toutes les formes des droits de l'homme sont garanties, respectées. Par Henri Pouillot Avec la sortie de son livre Mon combat contre la Torture (aux alentours du 18 octobre), Henri Pouillot affirme qu'il peut démontrer que c'est lui qui a raison.