Le mode de scrutin désigne « les règles techniques destinées à départager les candidats à une élection » (M.-R. Roy). Cette question a très tôt polarisé l'attention des spécialistes du fait de son importance. D'où d'ailleurs la grande diversité des systèmes électoraux et des modes de scrutin, diversité émaillée évidemment par les objectifs à atteindre. Autrement dit, un mode de scrutin n'est jamais dépourvu d'arrière-pensées. Il est loin d'être innocent. Il est choisi, en premier, en fonction des résultats escomptés, ou en fonction d'idées ayant une relation avec la représentation, l'équité, l'efficacité et autres. Mais plus précisément et selon la formule heureuse de A. Santini : le meilleur mode de scrutin « est celui qui vous fait élire ». Malgré cela, un mode de scrutin, pris en tant que loi de calcul, ne garantit en rien l'atteinte des buts prédéterminés. Le corps électoral n'est pas un bloc social immuable. L'histoire récente de l'Algérie en la matière prouve qu'on peut se tromper lourdement au risque de mettre en péril toutes les institutions de l'Etat. Le choix d'un mode de scrutin est potentiellement politique. Ce qui explique largement le changement continuel de mode de calcul des voix exprimées pour départager les candidats à une élection. De plus, un mode est choisi au regard de la nature de l'élection, qu'elle soit présidentielle, parlementaire ou locale. De surcroît, ce choix est aussi conditionné par les enjeux politiques du moment et les choix de société. La question est donc fort complexe et elle est souvent appréhendée au regard des conséquences induites. Et c'est ce qui explique le « réveil » brutal d'une partie de la classe politique algérienne demandant de revoir le mode de scrutin après la douche glaciale de la grande abstention populaire lors des dernières élections législatives, alors même que différents signes « avant-coureurs » étaient fort perceptibles depuis bien longtemps et auxquels on avait tenté d'attirer l'attention (1). Mais pourquoi d'abord le législateur de 1997 avait choisi « la représentation proportionnelle avec attribution des sièges en fonction d'un quotient et des plus forts restes » ? Mode de scrutin et processus de « dépolitisation » Le choix du mode de scrutin de 1997 a été dicté par les enjeux politiques du moment, à savoir éviter l'émergence d'une majorité hostile au régime à travers l'organisation d'un émiettement excessif de la représentation du corps électoral. Plus précisément, il s'agissait de faire barrage à tout courant politique majoritaire capable de prendre en otage la société pour lui imprimer ensuite sa dictature majoritaire, comme cela s'est fait ailleurs et en d'autres temps. Mais il s'agissait aussi de juguler l'emballement du suffrage universel. Cela dit, l'assainissement de la scène politique prenait les contours d'un objectif premier et essentiel. Or, après avoir dépassé ces moments difficiles, on n'a plus alors pensé revoir la copie du code électoral, à l'exception des amendements demandés par certains partis touchant l'organisation du scrutin pour limiter et restreindre la fraude. Pourtant, les courants extrémistes ont disparu et le terrorisme a ostensiblement reculé jusqu'aux abords de l'effacement et du trépas. Malgré cela, le fractionnement sans limites de la scène politique continuait à constituer un principe cardinal. Le remodelage du champ politique auquel faisaient allusion certains courants ne pourrait se réaliser du moment que le mode de scrutin maintenait les partis dans des limites à ne pas dépasser. Mais il semble que ce mouvement de bornage du champ politique était insuffisant. Il fallait poursuivre le processus en l'affinant, notamment par la diabolisation des partis politiques et le dénigrement de leurs militants élus, et ce à travers un mécanisme ingénieux distillant à petites doses des informations coquettes ou scabreuses pour l'opinion publique. C'est ainsi que les élus, à tous les niveaux, sont devenus tantôt des corrompus ou des désaxés, tantôt des voleurs ou des bandits de grands chemins. En d'autres termes, après avoir dépouillé de leurs pouvoirs toutes les institutions où siègent les élus, les actions de médisance et de détraction sont venues accabler définitivement la représentation nationale. Il ne fallait pas tant pour assister à un retour de manivelle sous l'image désolante du recul fracassant des citoyens aux élections de « leurs » propres représentants. Les concepteurs d'un tel stratagème ont certainement amplement joui d'un tel panorama. Sauf qu'ils se sont peu souciés de l'essentiel, à savoir le sens profond de la construction de l'Etat et oublié les conséquences de ces médisances. Et si le scrutin du 17 mai a été entaché d'un fort taux d'abstention, il faut surtout relever que cela n'a rien à voir avec la nature du mode de scrutin, même si, institutionnellement, l'APN actuelle peut se targuer d'être légitime. Il n'empêche que cette Assemblée appartient d'ores et déjà à un temps révolu et à un autre système de gouvernement. Elle constitue de cette façon une sorte de « sacrifice institutionnel » avant l'heure, exigé ouvertement par la société algérienne à travers un silence assourdissant et une indifférence dangereuse. A croire même que la préparation de la nouvelle législative a commencé. Et à ce propos, il serait difficile d'ignorer que le président de la République jouit, aux termes de l'article 129 de la Constitution, du pouvoir de dissoudre l'Assemblée, même si le système de gouvernement actuel abhorre ce genre de mesures par crainte des secousses politiques, pourtant parfois nécessaires pour mieux aborder l'avenir et afin de ne point préparer le lit de la contestation qui est à l'origine de toutes les illégitimités institutionnelles. Les conséquences de l'actuel mode de scrutin Dans tous les cas, l'actuel Parlement entame son avenir dans de mauvaises conditions. Et il en est de même pour le pouvoir exécutif qui est censé être une émanation de la majorité parlementaire malgré la protection et la prééminence de l'institution présidentielle et sa grande influence. En d'autres termes, la faiblesse de l'Assemblée est concomitante de la pusillanimité de l'exécutif, et sa faiblesse est le corollaire de l'indigence de ce dernier. Alors même que tous les analystes s'accordent pour affirmer que si le Parlement est confiné dans des tâches subalternes, cela est principalement dû au rôle princier du gouvernement qui souffre de graves maux. La grande valse de chefs de gouvernement et de ministres est assez indicative à ce propos et il n'en faut pas plus d'exemples pour étayer cet état de fait. En vérité, cela dévoile aussi les enjeux que charrient tant le mode de scrutin que le faible taux de participation enregistré. Mais il faut de suite relever que ce n'est pas le changement du mode de scrutin qui fera revenir les Algériens aux urnes. Un tel changement n'est qu'une réponse technique du type administratif à un problème politique de fond, même si certains, se voilant la face, tentent une interprétation fantaisiste. Malgré cela, un changement de mode de scrutin doit être appréhendé au regard de ce qu'il peut aplanir comme vicissitudes et atteindre comme objectifs. Pour l'Algérie, un tel changement doit tendre en premier à assainir la scène politique des cercles concentriques mus par des réflexes mafieux. Il se doit par ailleurs d'aboutir au vote utile et pratique. Et si la représentation proportionnelle (RP) porte en elle certains inconvénients dirimants et nocifs, elle s'avère surtout répréhensible d'un point de vue institutionnel puisqu'elle aboutit à l'abaissement du Parlement, donc à un mauvais fonctionnement des institutions. Elle conduit, par ailleurs, « à la multiplication des partis politiques en donnant à chacun une structure monolithique extrêmement hiérarchisée et disciplinée » menant « à la subordination des élus aux chefs de partis de manière autoritaire et excessive » (J. Cadart). Ce phénomène d'oppression pesante pousse souvent à des dissensions et scissions au sein des partis. Il en résulte alors une division et une autre incitation à la multiplication des partis. Ce double phénomène de création de partis marque actuellement la scène politique algérienne. Ce qui explique largement l'éparpillement des suffrages exprimés et l'absence de majorité, rendant ainsi les gouvernements instables marqués souvent d'immobilisme politique. Une telle situation pousse à la préfabrication de coalitions et d'alliances. Le système partisan se trouve de la sorte brouillé et la majorité donc aléatoire. Et il va de soi que l'électeur perd tous ses repères et vote presque « à l'aveuglette ». Le corps électoral n'a alors aucun sens et son analyse et fortement approximative. La formation de l'opinion devient alors impossible, elle est paralysée puisque le mode de scrutin interdit l'apparition d'une majorité nationale. Ces conséquences de la représentation proportionnelle sont connues depuis longtemps. D'où la question : pourquoi avoir attendu aussi longuement pour demander un changement du mode de scrutin ? Il faut croire à ce propos que les tenants du « statu quo » restent les plus forts. Ils n'ont pas hésité un instant à instrumentaliser la politique de réconciliation nationale, et bien entendu profiter en même temps des « mets succulents » de la rente pétrolière. Les partis politiques se sont trouvés ainsi marginalisés. Ils ont été dépouillés subtilement de la force légitimante induite par la dynamique majestueuse du suffrage. De cette façon, l'acte électoral perd l'essence même de sa signification et les aspirations de la société sont mises à l'écart et ignorées. Les réactions à ce genre de situation ne peuvent ne pas poindre à l'horizon. La majorisation de la représentation proportionnelle Malgré ses effets néfastes, la représentation parlementaire demeure le procédé le plus équitable, sinon le plus juste puisqu'il assure une représentation complète à travers lequel l'opposition acquiert droit de cité (J. Gicquel). Mais, aux fins d'atténuer ses effets négatifs et même ceux du scrutin majoritaire, des procédés mixtes et hybrides ont été créés. Ces régimes peuvent être multipliés à l'infini puisqu'ils reposent sur une grande variété de dosages et sur une multitude d'ingéniosités assurant tant bien que mal l'homogénéité du mélange. La plupart des pays emploient actuellement deux ou trois procédés parmi ces régimes mixtes vu la différence de la nature des élections. C'est ainsi, et s'agissant des élections locales, qu'on pense, de plus en plus opter soit pour la « représentation proportionnelle intégrale », ou bien pour « la majorité proportionnelle » comme règle principale, vu le blocage des assemblées faisant suite à l'éclatement de la représentation locale, mais aussi suite au phénomène déroutant et irrationnel du « retrait de confiance » dont abusent certains élus. S'agissant de la représentation parlementaire intégrale, connue sous le nom de « système Adler, Léon Blum, Etienne-Weil-Raynal », du nom de ses auteurs, elle porte en elle de très graves travers, entre autres, celui-là même qu'on veut corriger, à savoir l'éclatement et l'émiettement de la représentation. Et, en ce qui touche le second mode de scrutin (la majorité proportionnelle), une liste de candidats qui obtient la majorité absolue des suffrages exprimés, se voit attribuer, au titre du scrutin majoritaire, la moitié des sièges à pourvoir. Le reste des sièges est réparti à la représentation parlementaire entre toutes les listes ayant recueilli plus de 5% (ou plus de 7,8 ou 10%) selon l'objectif politique fixé. Mais un second tour sera nécessaire dans le cas où aucune liste n'obtient la majorité absolue au premier tour. Il faut ajouter à cela que la dimension de la circonscription électorale est d'une grande importance s'agissant de la qualité de la représentation. Dans tous les cas, alors même que l'attention des observateurs est souvent polarisée, sinon même « rivée » sur les élections présidentielles et législatives, le citoyen est beaucoup plus intéressé par le scrutin local du moment qui touche directement son quotidien. Or, au-delà de cet intérêt presque « égoïste » mais justifié, la dimension étatique de ce scrutin est encore imparfaitement assimilée par un grand nombre d'hommes politiques, d'où une sorte de minoration palpable de la notion de décentralisation, pourtant force intrinsèque de tout Etat. Le délabrement local est à ce propos assez indicatif. En fait, le scrutin local charrie une somme de pouvoirs inimaginables que le pouvoir central et son administration refusent catégoriquement de s'en départir en raison des grands intérêts politiques et économiques qui s'y rattachent. L'omnipotence du pouvoir central à travers notamment walis et chefs de daïra est exemplaire à ce propos. Le faible niveau des élus, l'absence presque consommée des compétences et des cadres à ce niveau, la dépendance financière, l'absence d'autonomie décisionnelle et autres, constituent, en fait, des techniques traditionnelles propres à miner la décentralisation et la vider de sa sève nourricière. En même temps, ces techniques sont aussi employées pour dénigrer les élus afin de justifier et convaincre l'opinion publique des bienfaits de la centralisation et des gestionnaires administratifs (sic). Enfin, même si un mode de scrutin est important, il ne constitue, en fin de compte, qu'un procédé mis au service d'une vision et d'une politique. Et si celles-ci apprécient la reconstruction de l'Etat à travers des équilibres moyenâgeux et des mécanismes inopportuns pour mesurer l'expression de la souveraineté nationale, l'illégitimité dévalera sûrement tel un « tsunami », terrassant tout sur son passage. Il s'agit en fait de ce qui est appelé politiquement « l'abstention » et socialement « l'indifférence ». C'est pour toutes ces raisons que l'acte de vote reste magique ; il anime l'engagement, la participation, l'intérêt général et l'amour de la patrie pour tout un chacun. Notes de renvoi : 1) Voir Abdelmadjid Djebbar, Les Partis politiques, Représentativité et mode de scrutin, in le Quotidien d'Oran du 14 mai 2003. L'auteur est ancien sénateur, Faculté de droit d'Oran