La fermeture du champ politique Toujours dans la colonne débit, il convient de signaler une autre « réussite » du président : le fermeture totale du champ politique et la mise entre parenthèses du jeu démocratique. En effet, le chef de l'Etat a non seulement refusé l'agrément de nouveaux partis appartenant à des mouvances diverses qui auraient pu changer quelque peu le paysage politique national, mais il a pratiquement interdit aux partis de l'opposition d'activer librement. Pour ce faire, il a en permanence refusé l'abrogation de la loi sur l'état d'urgence. Etat d'urgence maintenu malgré « le retour à la paix » revendiqué par le clan présidentiel. La main du Président est aussi présente dans les divisions et les scissions dans les partis et les mouvements d'opposition : les partis Ennahda et El Islah ont été victimes des manœuvres du clan présidentiel ; la création d'un troisième parti kabyle l'UNR d'Amara Benyounès (très vite agréé) chargé de concurrencer les deux autres, trop ancrés dans l'opposition, porte aussi la signature du président. Il en est de même du dynamitage, du mouvement citoyen (Arouch) qui a explosé en diverses tendances et qui, aujourd'hui, a perdu toute crédibilité. Même les partis de l'alliance présidentielle n'échappent pas aux risques de déstabilisation de la part du clan présidentiel, de manière à les maintenir toujours sous pression et à les rappeler à « leur devoir » de soutien sans faille, et à la politique du chef de l'Etat (tout le monde se rappelle l'action des « redresseurs » au sein du parti du FLN qui, sous la houlette d'Ali Benflis, avait eu des velléités d'indépendance vis-à-vis du président et de la féroce reprise en main qui s'en est suivie). La fermeture du champ politique n'a été rendue possible que parce que le champ audiovisuel est lui aussi fermé. Sans les médias lourds (radio et télévision), aucune ouverture politique n'est possible. Les partis d'opposition n'ont aucune chance de se faire entendre des citoyens sans la radio et la télévision. Or, les médias audiovisuels sont aux ordres entre les mains de l'Etat ; ils le resteront encore longtemps, par la volonté d'un président qui refuse toute ouverture du champ audiovisuel au privé, national et/ou étranger. Les champs politique et audiovisuel ne s'ouvrent qu'épisodiquement et au moment des élections. Et, encore, ne s'ouvrent-ils que pour crédibiliser des élections qui, sans cette mini-ouverture, ressembleraient aux élections d'antan, celles qui se déroulaient sous le régime du parti unique. L'ouverture réelle, celle qui permettrait une réelle activité démocratique, n'est pas pour demain : le président, qui a horreur du multipartisme (il l'a plusieurs fois déclaré), a mis en place un système qui donne l'impression d'être multipartisan mais qui, en réalité, fonctionne comme dans un régime de parti unique ou de parti dominant. Les trois partis de l'alliance ne sont, en réalité, que les trois facettes d'un mouvement plus large, une sorte de front qui regroupe les nationalistes, les islamistes et les modernistes (à défaut d'un autre qualificatif plus adéquat pour définir le RND). Car, même si ces trois partis gardent leur autonomie organisationnelle, il n'en demeure pas moins qu'ils activent tous dans un but unique : appliquer le programme du président de la République, et seulement lui. Les partis d'opposition, quant à eux, ne sont là que pour donner du système politique algérien une image fausse, de régime démocratique. Aucun des partis qui campent délibérément dans l'opposition au président n'a de chance d'arriver, un jour, relativement proche, au pouvoir, ni même de le partager. On peut facilement imaginer un gouvernement qui comprendrait des ministres venant d'horizons divers (y compris des ministres du Parti des travailleurs de Louiza Hanoune ou du RCD de Saïd Sadi) à la condition expresse, toutefois, que les partis dont ils sont originaires prêtent allégeance et adoptent le programme du Président. La mise sous surveillance de la presse indépendante La colonne débit du Président s'alourdit un peu plus par la mise sous surveillance étroite de la presse indépendante. Cette dernière, du moins les journaux les plus importants et les plus lus, s'est assez rapidement située dans le camp de l'opposition au président Bouteflika et à sa politique de main tendue aux islamistes (grâce amnistiante et réconciliation nationale). Les critiques, souvent sévères et touchant plus l'homme que sa politique, n'ont pas manqué qui n'ont pas eu l'heur de plaire au clan présidentiel. Et si, au début de son premier mandat, le chef de l'Etat se félicitait de n'avoir mis aucun journaliste en prison ni d'avoir procédé à la fermeture d'aucun journal, il a rapidement changé de position et mis sous haute surveillance et sous pression la presse privée. Pression économique, en faisant jouer la « commercialité » des imprimeries d'Etat (qui avaient le monopole du tirage des journaux) qui réclamaient le payement immédiat des créances détenues sur les journaux les plus virulents à l'encontre de la politique du chef de l'Etat. Le nombre de journaux empêchés de paraître, parfois pendant des semaines, pour non règlement immédiat de leur dette, se comptait par dizaines. Pression judiciaire en application d'une loi sur la presse très sévère, prévoyant la prison pour les journalistes et les éditeurs et de très fortes amendes pour les journaux qui peuvent se trouver, ainsi, mis en état de faillite et de dépôt de bilans. Beaucoup de journalistes et d'éditeurs ont été poursuivis en application de la nouvelle loi (appelée, par ironie, code pénal bis). Les condamnations à la prison ferme ont été nombreuses, bien que la majorité des condamnés n'ait pas été enfermée en attendant les recours. Un quotidien — le Matin — a été mis en faillite et ses actifs mis en vente ; son directeur a passé deux années entières en prison après avoir été condamné, non pas pour un délit de presse, mais pour un délit économique. En fait, il payait les prix d'une opposition intransigeante au Président et à sa politique et d'une liberté d'écriture qui refusait les limites imposées par le pouvoir en place. La mésaventure de Mohamed Bentchicou a beaucoup joué dans le fait que le ton général de la presse indépendante est devenu moins virulent à l'égard du Président, de son clan et de sa politique. On a même vu des quotidiens, hier, sévèrement critiques envers « le pouvoir », ses hommes et son programme, devenir subitement de fervents soutiens du Président et de son œuvre. La maladie du président et la révision de la constitution La grande inconnue pour l'avenir immédiat du système mis en place par le Président réside dans l'état de santé du chef de l'Etat. C'est probablement le secret d'Etat le mieux gardé (à l'image de ce qui s'était passé pour feu le président Boumediène). Toute l'Algérie bruit de rumeurs alarmantes sur la maladie du Président. Personne ne croit au discours officiel ni aux images et vidéos présentant un président toujours très actif et en bonne santé. La question que pose l'état de santé du Président est relative au devenir du système qu'il a mis en place et à la réforme constitutionnelle qui devait avoir lieu, en 2006, mais qui a été reportée à plus tard pour des raisons non dites. Bouteflika est-il physiquement en état de briguer un troisième mandat et de le mener à son terme ? Le secret pesant qui entoure la maladie du Président ne permet pas de donner une réponse à cette question. Ce qui est certain, c'est que Bouteflika est désireux de changer la Constitution de manière, d'une part, à se libérer du carcan trop limitatif des deux mandats et, d'autre part, à instaurer un régime véritablement présidentiel qui permettrait au système qu'il a mis en place de lui survivre. En effet, si le Président disparaît subitement sans avoir préparé sa succession, le danger est réel de voir revenir en force le clan des généraux qu'il a si difficilement éloigné du pouvoir. Ce serait faire injure à son intelligence et à ses capacités manœuvrières que de croire qu'il n'est pas en train de préparer l'avenir, le sien propre et celui de son système. La révision constitutionnelle aura bien lieu. La seule question qui se pose encore est la date à laquelle elle se fera : en 2007, 2008 ou 2009, juste avant les futures élections présidentielles ? Si son état de santé le permet, nul doute qu'il reportera cette date au plus loin possible, sans pour autant attendre 2009. La nouvelle Constitution instaurera certainement un régime présidentiel à l'américaine avec la désignation d'un vice-président qui prendra automatiquement la relève en cas de disparition en cours de mandat du Président. C'est la seule manière de faire perdurer le système qu'il a mis en place en choisissant lui-même son successeur parmi sa famille politique (FLN ou RND) ou parmi ses proches. En guise de conclusion Que conclure, donc, sur le bilan de huit années de pouvoir du président Bouteflika ? Positif ? Certainement, pour une bonne partie de son œuvre. Car, la chance aidant (en politique, même la chance, il faut la mériter), le pays est pour quelque temps à l'abri, financièrement parlant. La stabilité politique est revenue, même si elle n'agrée pas tout le monde : ceux qui sont dans l'opposition se lamentent de la fermeture du champ politique qu'il a imposée. Les projets économiques structurants sont nombreux, même si leur réalisation est confiée dans leur quasi-totalité à des firmes étrangères au détriment des entreprises algériennes ; c'est le retour au système du produit en main, éliminant tout espoir de transfert de technologie. La paix, même si elle n'est pas totalement revenue et qu'elle a coûté un prix exorbitant, éthiquement parlant (pardon sans contrepartie aux assassins de femmes, d'enfants et de vieillards), ne paraît plus aussi irréalisable qu'avant 1999. Le carcan, véritable ceinture sanitaire mise en place par les Occidentaux et respectée par tous, qui enserrait l'Algérie, a été brisé grâce à une diplomatie personnelle dynamique et efficace du Président (avec l'aide, bien sûr, des réserves de change qui s'accumulent). Les grands équilibres économiques ont été maintenus et renforcés, même si, en dehors des hydrocarbures, les autres secteurs économiques ne connaissent pas de développement remarquable et soutenu, à l'image des grands pays émergents. Négatif ? Aussi pour une autre partie. Il s'agit, surtout, de la fermeture du champ politique qui fait que l'Algérie est loin du système démocratique que beaucoup appellent de leurs vœux. Bouteflika n'aime pas la démocratie et son pendant, le multipartisme. Il a tendance à fermer le jeu politique, de manière à ce qu'il n'y ait plus que lui pour dicter les règles aux autres. Son travail de sape a fini par transformer l'ensemble des partis, majorité présidentielle comprise, en coquilles vides. Les partis d'opposition ont perdu cette capacité de mobilisation populaire sans laquelle ils n'ont plus aucune crédibilité. Les partis formant la majorité présidentielle sont perçus comme de simples relais de l'action présidentielle, ainsi que ses porte-voix. Aucun contre-pouvoir n'est en mesure de contrecarrer la volonté présidentielle, y compris ceux qu'on appelait autrefois « les décideurs ». Le président Bouteflika est le seul maître de la scène politique algérienne : tous les autres ne sont que des faire-valoir. On n'est pas loin d'un système totalitaire, qui a pour devanture un visage pluraliste, mais qui est, en réalité, au service du seul Président, et, par extension, de son clan. Le très fort taux d'absentéisme officiel, aux dernières élections législatives est le reflet de l'énorme décrédibilisation de l'action des partis sur la scène politique. Les citoyens ne croient plus en leur capacité de les représenter et de défendre leur aspiration profonde à un mieux-être. Ils ont fini par se désintéresser totalement du fait politique (il est d'ailleurs significatif que les Algériens aient suivi avec passion le déroulement, campagne électorale comprise, des élections présidentielles françaises, tout en n'accordant aucun crédit aux législatives algériennes qui se déroulaient presque au même moment). La Kabylie paye encore, aujourd'hui, le prix de la politique du Président qui ne lui pardonne toujours pas son opposition systématique. Elle rassemble sur son espace géographique toutes les misères et tous le maux sociaux du pays : délinquance, drogue, alcoolisme, prostitution, terrorisme, kidnappings, suicides etc. La région qui était autrefois qualifiée de Suisse algérienne est devenue un véritable coupe-gorge que tout le monde montre du doigt et évite. La vindicte présidentielle est la cause principale de cette nouvelle réalité kabyle. Le retrait criminel des brigades de la Gendarmerie nationale (certes revendiquée par les Arouch) a été le point de départ de cette descente aux enfers. Nulle part dans le monde on n'a vu un Etat, dont la mission première est de protéger les citoyens et leurs biens, accepter de retirer ses forces de sécurité d'une région et la laisser plonger dans l'insécurité. Il est d'ailleurs significatif de la volonté présidentielle de déstabiliser durablement la Kabylie, de voir que sur les onze points de la plate-forme d'El Kseur, c'est ce point du retrait des brigades de la Gendarmerie nationale qu'il a accepté le plus facilement. La trop forte proximité du Président avec l'islamisme n'est pas à mettre automatiquement au débit de son bilan. Qu'il ait une forte sensibilité islamiste n'est pas en soi anormal. L'islamisme existe bel et bien en Algérie et constitue une des composantes essentielles du champ politique. Le nier serait criminel et dangereux pour la stabilité du pays. Ce qui est important, et qui a été réalisé, c'est d'avoir enlevé la couverture politique à l'islamisme radical ; celui qui mène au terrorisme et qui, un temps, avait le vent en poupe. Il est aussi important d'avoir amené ses responsables à déclarer solennellement abandonner l'objectif d'installer un Etat islamique et instituer la chari'a. La mouvance islamiste, celle qui accepte de jouer le jeu électoral, qu'elle se soit mise ou non sous la bannière du Président, représente environ le quart de l'électorat. On ne peut pas, donc, nier son existence. Cette réussite, car c'en est une, même si la sincérité des leaders islamistes n'est pas à prendre pour argent comptant, est à mettre au crédit de la politique de concorde, puis de réconciliation nationale du Président. Nous avons vu que le prix payé était certainement lourd, mais le fait est là, la mouvance islamiste accepte aujourd'hui de nuancer ses positions et de se fixer des objectifs raisonnables qui ne remettent plus en cause le caractère républicain de l'Etat algérien. Ce qui ressort de tout ce qui précède, c'est que le président Bouteflika a pesé de tout son poids sur l'évolution de la situation du pays, ces huit dernières années. Il a profondément recomposé le paysage politique du pays en utilisant les ingrédients existants et en les reformulant autrement : il n'a pas créé un nouveau parti pour le servir ; il a regroupé les partis qui l'ont soutenu en une seule entité et les a mis en ordre de marche pour réaliser son programme. Il a donné l'illusion qu'il a réconcilié toutes les mouvances politiques algériennes qu'il a amenées à travailler ensemble. Il a éliminé (plus ou moins durablement) de la scène politique la haute hiérarchie militaire qu'il a renvoyée dans ses casernes. Il a renvoyé à leurs affaires, après une longue guerre de position, tous les membres du pouvoir occulte qui, auparavant, dictaient toutes les décisions importantes de l'Etat algérien. Il compte, enfin, instaurer un véritable régime présidentiel, fait sur mesure pour lui et pour la pérennité du système qu'il a mis en place. Quid de l'après-Bouteflika ? Quel que soit le scénario de ce qui se passera les quelques années prochaines, la question se pose de savoir ce que deviendra le système bouteflikien sans Bouteflika. En considérant acquis le fait que la Constitution sera révisée et que le président actuel bénéficiera d'un troisième mandat, il n'en demeure pas moins que le problème de sa succession demeure entier. Qui sera en mesure de le remplacer au poste de président de la République dans un système qui sera, entre-temps, devenu purement présidentiel, c'est-à-dire donnant les pleins pouvoirs au chef de l'Etat au détriment de tous les autres ? Dans l'état actuel des choses, il est difficile de se prononcer. Aucun candidat à la succession ne possède une personnalité équivalente à celle de l'actuel Président, capable d'assumer sans déraper tous les pouvoirs que la Constitution lui donne : ni Belkhadem (qui semble tenir la rampe aujourd'hui), ni Ouyahia (qui reste en réserve), ni un autre proche du chef de l'Etat (y compris son frère Saïd, que, selon la rumeur, Bouteflika préparait pour la relève). Il est, toutefois, évident que le chef de l'Etat a une idée bien arrêtée sur la suite ; il sera, s'il dispose d'assez de temps pour cela, le seul chef d'Etat algérien à avoir préparé sa succession. Dans le cas contraire, ce sera un retour à la case départ, avec un retour sur la scène politique de la haute hiérarchie militaire qui pèsera de tout son poids pour désigner le candidat à la succession. L'auteur est politologue