Le dernier film de Philippe Faucon, La Trahison, est sorti cette semaine en France après avoir été présenté en avant-première au public algérien le 7 janvier dernier à la salle El Mougar. Ce n'est pas tout à fait une coproduction franco-algérienne, puisque le film a été produit par des sociétés européennes en association avec une entreprise de production algérienne. Cela étant, il est heureux que le ministère de la Culture se soit associé à ce film courageux et digne. Adapté du récit de Claude Sales, un ancien appelé hanté depuis quarante ans par l'histoire de ses compagnons algériens dans sa section, La Trahison raconte les états d'âme de quatre Algériens servant dans l'armée française vers la fin des années cinquante (même si les cartons indiquent le début des années soixante). Trahison ou rumeurs venues des services spéciaux de l'armée française, l'évolution psychologique de ces hommes est suivie à travers le regard du sous-lieutenant Roque qui se sent particulièrement proche de Tayeb. Jusqu'au dénouement, Philippe Faucon laisse planer le doute sur l'attitude de ces hommes, comme pour montrer que, malgré les désertions en masse des appelés algériens et leur ralliement à l'ALN, les occupants refusaient de voir la réalité en face. Roque ne découvre vraiment les exactions de l'armée de répression qu'à travers le dégoût de ses collègues algériens. Mais la terminologie va dresser des frontières entre les uns et les autres. Tayeb et ses compagnons sont pour les militaires français des « éléments de souche nord-africaine », mais en découvrant que leur décision de rejoindre les maquis datait du début de leur incorporation, Roque prend aussi conscience de leur « Algériannité ». Philippe Faucon réussit sans doute quelque chose de relativement récent : inverser les regards et donc décoloniser le récit cinématographique. Relativement, je le précise ; car la relation entre le cinéma français et la guerre d'Algérie n'est ni récente ni aussi épisodique qu'on peut le croire. Sans doute, René Vautier (avec en particulier Avoir vingt ans dans les Aurès) ou Pierre Clément ont-ils auparavant apporté une vision différente de la guerre de libération. Mais que ces deux grands seigneurs me le pardonnent, leur engagement auprès de l'Algérie a de tout temps été si grand qu'il est difficile pour nous de retrouver dans leur façon de filmer, autre chose qu'un regard de combattants de la cause nationale. Ce qu'apporte ici Philippe Faucon est différent. Il touche, en effet, à l'inversion progressive des rôles et des consciences ; et somme toute à un début de décolonisation de l'image fantasmée que les Français veulent encore conserver d'une sorte de paradis perdu. Et une décolonisation lourdement arrachée après une spoliation à laquelle les amnésiques de l'empire tentent presque désespérément d'accorder un « rôle positif ». Sur les traces de Claude Sales, le sous-lieutenant Roque est un jeune soldat bien Français, ni intellectuel ni engagé politiquement. Le personnage va plus loin que la seule découverte de la sale guerre : il voit des Algériens regarder cette guerre absurde et injuste et s'apprêter à accomplir leur devoir de citoyen. Le film est subtil et se donne le temps de faire franchir au spectateur l'envers des décors et du miroir colonial. Sans doute ce rythme forcément lent nuit-il au spectacle, mais le réalisateur avait-il le choix ? Il serait passé sinon par les images ressassées, avec les gros godillots dans les portes, les vociférations et les lieux communs indissociables des opérations militaires telles qu'elles ont été filmées par beaucoup de cinéastes des deux bords. En ce sens, la guerre de libération a été peut-être plus schématisée et maltraitée par certains cinéastes algériens que par leurs collègues français. Il est faux de dire que le cinéma français s'est auparavant tu sur la guerre d'Algérie. En vérité, la question n'est pas tant dans l'évocation, mais dans la manière aliénée dont l'Algérie et les Algériens sont vus dans ce cinéma de l'altérité. Dans la plupart des cas, avant RAS de Yves Boisset (1973), la guerre de libération n'est pas le sujet, mais la toile de fond qui a servi à situer une époque au cours de laquelle ces soldats, qui comme trois millions de jeunes Français, sont appelés à se battre pour une cause anachronique qui ne les concerne pas. C'est le cas de Adieu Philippine de Jacques Rozier, L'insoumis de Alain Cavalier ou même Les parapluies de Cherbourg de Jacques Demy. Mais avant même l'indépendance, il y eut des films plus audacieux comme Muriel dans lequel Alain Resnais évoque pour la première fois la question de la torture vue à travers l'objectif de la caméra 8 mm d'un appelé. Le Petit soldat (1960) dans lequel Jean-Luc Godard raconte l'histoire d'un objecteur de conscience est cependant un film à part, cohérent et délibérément opposé à la guerre coloniale. Dans le pays de la pensée unique coloniale, ces films ont été victimes de la censure et n'ont pu être montrés au public qu'après 1963. La guerre d'Algérie n'a pas seulement servi de trame de fond à des histoires françaises. Le plus grave dans ce cinéma, est que l'Algérien est resté cet outsider, cet étranger que Camus décrivait dans ses romans algériens. Sauf que pour Camus, l'Etranger chez lui exprimait toute la folie et l'absurdité du système colonial. Rendons-lui justice au moins sur ce point. Dans les années 1970, des films comme RAS ont bien tenté de dénoncer les pratiques de l'Armée française, mais c'est Décembre de l'Algérien Lakhdar Hamina qui apportera la vision la plus intérieure sur le débat relatif au recours massif à la torture par l'armée coloniale. Au cours des années 1980 et 1990, le cinéma français évoquera souvent la guerre d'Algérie de manière sérieuse avec La question de Laurent Heyneman sur une adaptation du livre de Henri Alleg (lui aussi plus Algérien que Français) furtive avec Outremer de Brigitte Rouan ou folklorique avec Le coup de sirocco de Alexandre Arcady. Je ne parle ici que de films de fiction. Il ne faut pas oublier en effet, des documentaires remarquables comme La guerre sans nom de Bertrand Tavernier et Patrick Rotman. Si j'insiste sur la fiction, c'est qu'elle est davantage révélatrice du degré de soumission ou d'allégeance inconsciente aux mythes fondateurs de la culture coloniale. Sans être un grand film, La trahison apporte plus à la décolonisation des écrans français que la plupart des films qui l'ont précédé. Mais un film de Costa Gavras se prépare sur la question de la torture pendant la guerre d'Algérie. Un film qui promet d'aller plus loin et plus vrai dans cette voie.