Depuis avril 2004, Bernard Stasi est président de la Mission de préfiguration pour la haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l'égalité. Nommé médiateur de la République en Conseil des ministres, par décret du 2 avril 1998, Bernard Stasi fut, jusqu'en avril 2004, le sixième titulaire de cette fonction. Il fut ministre des Départements et Territoires d'outre-mer dans le gouvernement de Pierre Messmer, en 1973-1974. Bernard Stasi assure la présidence de Cités Unies-France depuis sa création en 1975. Depuis janvier 2003, il préside l'association France Algérie. Il a été chargé par le Premier ministre, le 2 juin 2003, de l'élaboration d'un rapport afin de préparer la création d'une autorité indépendante chargée de lutter contre toutes les formes de discrimination. Il a été nommé, le 3 juillet 2003, par le président de la République, président de la Commission indépendante de réflexion sur l'application du principe de laïcité dans la République. Dans quelles circonstances avez-vous connu l'Algérie ? Mon premier contact avec l'Algérie remonte à avril 1959, lorsque, à la fin de notre scolarité à l'Ecole nationale d'administration, toute la promotion, promotion dont faisait notamment partie Jacques Chirac, a été envoyée en Algérie. Le gouvernement avait considéré, en effet, qu'il était bon que l'Algérie soit la première affectation des jeunes hauts fonctionnaires que nous étions. Ceux d'entre nous qui avaient effectué leur service militaire en Algérie, ainsi que ceux qui étaient mariés, étaient dispensés d'aller en Algérie. Jacques Chirac remplissait ces deux conditions, mais il a pensé qu'il était de son devoir d'y retourner avec tous ses camarades de promotion. Il a d'ailleurs emmené avec lui sa femme et sa fille aînée. Il a été affecté au gouvernement général, plus précisément à la direction de l'agriculture. En ce qui me concerne, j'ai été nommé chef de cabinet du préfet d'Alger, fonction que j'ai exercée pendant un an, dans une période particulièrement difficile, avec, notamment, « la semaine des barricades », au cours de laquelle le centre d'Alger fut occupé par des milliers de pieds-noirs, soutenus par une partie de l'armée. Ce fut une rude semaine et il y eut des morts. Vous aviez pris position pour l'indépendance de l'Algérie ? En tant que haut fonctionnaire, je n'avais pas à prendre position publiquement et je me suis bien gardé de le faire. Mais avant même d'aller en Algérie, il me paraissait évident que l'Algérie serait indépendante, qu'il ne pouvait pas en être autrement. Par conséquent, l'essentiel, à mes yeux, ainsi d'ailleurs que pour la plupart de mes camarades de promotion, était de préparer l'avenir, c'est-à-dire, notamment, de réfléchir à ce que pourraient être, à ce que devraient être les relations entre la future Algérie indépendante et la France et également de se préoccuper du sort des pieds-noirs, qui se considéraient légitimement comme étant chez eux en Algérie. C'est dans cet esprit qu'avec quelques pieds-noirs, conscients que l'indépendance était inéluctable, et avec quelques Algériens musulmans, nous avions pris l'habitude de nous réunir régulièrement, et discrètement, pour parler de l'avenir, de l'avenir dont nous rêvions. A cet égard, je me réjouis de savoir que les pieds-noirs, qui ont été, eux aussi, victimes de ces événements, sont de plus en plus nombreux à se rendre en visite en Algérie et qu'ils sont agréablement surpris par l'accueil qui leur est réservé par les Algériens. Vous êtes retourné en Algérie au lendemain de l'indépendance ? Je crois avoir été le premier fonctionnaire français à s'être rendu en mission dans l'Algérie indépendante. Lorsque je suis rentré d'Algérie, en avril 1960, j'ai été affecté au cabinet de Maurice Herzog, qui était ministre de la Jeunesse et des Sports. J'ai convaincu le ministre qu'il serait opportun que nous soyons les premiers à nouer des relations de coopération avec les Algériens. Je suis allé donc à Alger et j'ai été reçu par le ministre de la Jeunesse et des Sports algérien, qui était M. Bouteflika. C'est de cette époque que datent mes relations amicales avec le président algérien. Il m'avait fort bien reçu. Je l'avais invité à venir en France. Il avait accepté l'invitation. Je l'avais fait recevoir par le ministre Maurice Herzog, mais aussi par un de mes camarades de promotion, qui était à l'époque au cabinet du Premier ministre, Georges Pompidou, et qui s'appelait Jacques Chirac. Qu'est-ce qui vous a amené à créer l'association France Algérie, avec Edmond Michelet et Germaine Tillion ? Ce n'est pas moi qui ai créé l'association France Algérie, mais j'y ai adhéré dès sa création, j'ai fait partie de la première équipe. Dès que j'ai appris que cette association se créait, j'ai voulu en faire partie et je peux dire que je suis parmi les fondateurs, avec Geneviève de Gaulle-Anthonioz, Joseph Rovan, François Mauriac, le général de Bollardière, David Rousset, Robert Buron, Stéphane Hessel, Jean-Pierre Gonon, Gérard Levantal, Jean-Pierre Chevènement, Pierre Joxe et quelques autres. Avec quels objectifs ? Quel programme ? Tout simplement faire tout ce qu'il est possible de faire pour qu'entre les Algériens et les Français se nouent des liens d'amitié. L'association France-Algérie a multiplié les initiatives pour développer les relations entre les sociétés civiles des deux pays. A cette fin, par l'intermédiaire de ses antennes locales, elle a participé aux premiers jumelages entre des villes algériennes et des villes françaises. Elle s'est donné également pour mission d'informer l'opinion publique française des réalités algériennes, trop souvent méconnues dans ce domaine. Le président de la République, Jacques Chirac, sachant l'intérêt que je porte à l'Algérie, m'avait demandé de l'accompagner lors de sa visite officielle à Alger et à Oran, en mars 2003. C'est avec un grand bonheur et beaucoup d'émotion que j'ai été témoin de l'enthousiasme extraordinaire avec lequel, à Alger comme à Oran, a été accueilli le président de la République française, Jacques Chirac. Vous ne vous êtes pas alors dit que vos efforts étaient couronnés ? Oui, je l'avoue, j'ai éprouvé une certaine satisfaction à la pensée que j'avais apporté ma petite pierre, au cours des décennies écoulées, à la réconciliation, au rapprochement, puis au partenariat entre l'Algérie et la France. Le président Chirac a parlé de partenariat d'exception... C'est une excellente formule et un très beau projet. Quel contenu et quelles modalités souhaitez-vous que revête ce partenariat ? Le contenu et les modalités les plus larges possible. Il ne suffit pas qu'il y ait une bonne entente entre les responsables politiques. Il ne suffit pas qu'il y ait des relations économiques et commerciales. Il faut que ce soit une complicité, une amitié citoyenne. En tant que président de Cités Unies-France, j'ai voulu que les collectivités locales françaises - villes grandes et petites, départements, régions - nouent des relations avec les villes d'Algérie, parce que ce qu'on appelle maintenant la coopération décentralisée, ce n'est pas simplement des relations entre les maires. C'est une coopération qui engage l'ensemble de la société dans toutes ses activités. C'est comme cela que vous avez été amené à conduire une délégation de maires et de responsables de collectivités locales en Algérie en novembre 1999 ? J'étais allé précédemment en Algérie, à différentes reprises, souvent avec George Morin qui est tout aussi attaché que moi à l'Algérie. La coopération décentralisée est de nature à donner une force, une vitalité au partenariat entre deux pays. Quelle assistance la France pourrait-elle apporter à l'Algérie pour promouvoir son développement ? L'Algérie est sur la bonne voie. La coopération décentralisée se traduit par des échanges économiques, par des visites de maires français qui peuvent aller conseiller des maires algériens dans la gestion de leurs villes. Dans tous les domaines, nous pouvons faire bénéficier nos amis algériens des expériences qui sont les nôtres. Nous avons à gagner, les uns et les autres, à ce partenariat. Nous avons, nous Français, dans bien des domaines sans doute, à apprendre des Algériens. C'est toujours une ouverture d'esprit que de mieux connaître l'autre, les habitants d'un autre pays, qui ont une autre culture, une autre façon de voir les choses. Le grand succès de l'Année de l'Algérie en France, inattendu, témoigne de la curiosité que les Français portent à l'Algérie, à sa culture. Ils ont découvert que l'Algérie est un pays de très riche culture. Etes-vous de ceux qui pensent que, pour mieux renforcer cette amitié, il faut régler le problème de mémoire, autrement dit, pour la France la reconnaissance du fait colonial et de ses conséquences ? Les Français ont reconnu le fait colonial. Comment nier que la France a colonisé l'Algérie ? Il y avait sans doute, dans cette colonisation, des aspects positifs, qui ont permis à l'Algérie de progresser, dans certains domaines, mais qu'il y a eu effectivement colonisation. C'est une page qui est, heureusement, tournée. Il ne faut pas trop s'attarder sur le passé. La France n'a toujours pas condamné la pratique de la torture. En ce qui me concerne, pendant mon séjour en Algérie, je n'ai pas manqué de faire savoir à mes supérieurs hiérarchiques ce que je pensais de certains agissements de l'armée française et un certain nombre de mes camarades de promotion ont eu le même comportement exprimé, la même indignation. J'ajoute que la torture a été publiquement dénoncée par beaucoup de Français, responsables politiques ou intellectuels. Permettez-moi d'ajouter que, dans cette guerre, la violence n'était pas d'un seul côté. Il ne faut certes pas oublier ce passé pénible, mais l'essentiel, aujourd'hui, est ce que nous avons à construire ensemble, Algériens et Français. L'Etat français ne l'a pas fait. Le président de la République, dans ses discours, a souvent fait allusion au fait qu'il y a eu des moments difficiles et des comportements, de la part du colonisateur, tout à fait condamnables. Mais il faut tourner la page. J'étais très heureux d'apprendre qu'il y a de plus en plus de pieds-noirs qui vont en Algérie et qu'ils y sont très bien reçus, à leur grande surprise. Les pieds-noirs sont nés en Algérie, ils se sentaient chez eux. Il n'était pas normal qu'un million de personnes sur 12 millions étaient des citoyens à part entière, qui avaient tous les droits, alors que les Algériens de souche n'avaient pas le droit de vote et la quasi-majorité d'entre eux était considéré comme des citoyens de seconde zone dans leur propre pays. C'était une situation tout à fait insupportable, tout à fait inadmissible. Cinquante ans après, si vous deviez formuler un vœu ? Le vœu que je forme est que les espoirs suscités par les déclarations des deux chefs d'Etat, notamment la déclaration de Jacques Chirac proclamant qu'il fallait faire de la relation entre l'Algérie et la France un partenariat d'exception, se concrétisent. Je souhaite que, grâce aux efforts de tous, des Algériens et des Français, les relations entre nos deux peuples soient des relations d'exception, autrement dit, pas simplement une amitié de surface et dans les discours, mais que ce soit un partenariat fondé sur la confiance et le respect réciproques et sur la coopération que nous devons inventer ensemble. Comme celui qui lie la France et l'Allemagne ? Il est fréquent que l'on propose le couple franco-allemand comme modèle aux relations qui doivent exister entre l'Algérie et la France. Et c'est vrai qu'à bien des égards, ce couple-là peut servir d'exemple. Mais je n'hésite pas à dire que la relation entre l'Algérie et la France peut être, doit être plus intime et plus approfondie que le couple franco-allemand, à la fois parce que nous avons une langue en commun, ce qui crée une certaine intimité, et aussi parce qu'un très grand nombre de citoyens français sont d'origine algérienne. Oui, j'en ai l'intime conviction, ce que nous avons à faire ensemble est exceptionnel. J'ajoute qu'un « partenariat d'exception » - je reprends la formule utilisée par le président Jacques Chirac- entre l'Algérie et la France ne concerne pas seulement ces deux pays. Il doit aussi contribuer à resserrer les liens entre l'Europe et le Maghreb, entre l'Europe et le monde arabo-musulman. Oui, en cette période difficile où l'on redoute, non sans raison, le choc des civilisations, la guerre des religions, nous avons à apporter ensemble notre contribution à la construction d'un monde, non seulement de paix et de tolérance, mais aussi un monde fondé sur le respect de la différence et sur la coopération et l'amitié entre les peuples.