Une étude réalisée, en 2004 à Tizi Ouzou, par le docteur Boudarène, psychiatre, sur les souffrances dans le travail des agents de police a disséqué non seulement les raisons qui font souffrir les policiers, mais aussi les conséquences de ces traumas sur leur santé et leur environnement immédiat. L'étude a touché 30 policiers, encore en activité, âgés de 33 ans, qui ont sollicité une consultation psychiatrique, spontanément ou sur orientation du médecin de leur tutelle. Ils sont encore en activité et accomplissent leur métier dans des circonstances particulièrement exceptionnelles. En plus du terrorisme, les violentes émeutes, survenues en avril 2001, sont venues aggraver une situation sociopolitique déjà précaire. « Contre toute attente, les symptômes présentés et les plaintes formulées ne sont pas reliés par les sujets au terrorisme et/ou aux émeutes et ils ne s'inscrivent pas dans la dimension du traumatisme psychique et de l'état de stress post-traumatique. Le malaise exprimé ne semble pas avoir de relation spécifique avec les ‘‘risques du métier”. Les mauvaises conditions d'exercice de ce dernier (le métier) et un environnement professionnel délétère sont les causes principalement évoquées, par ces policiers, pour expliquer l'apparition de leur souffrance et légitimer l'insatisfaction et le désintérêt qu'ils manifestent pour leur travail », révèle le psychiatre. Il relève que les sujets ont tous consulté son service entre 2001 et 2004 à la suite notamment des émeutes de Kabylie, précisant qu'en vingt années, il n'a reçu qu'une dizaine de policiers. Sur les 30 patients concernés par l'étude, 20 sont encore célibataires et issus de famille (d'une moyenne de 9 enfants) nombreuse, dont ils sont les soutiens matériels et financiers et 4 seulement sont anciens dans le métier de policier. Les autres ont été recrutés durant les huit dernières années dans le cadre du renforcement de la lutte antiterroriste. Ils n'ont pas choisi ce métier par vocation, mais pour échapper au chômage. Les 30 agents se composent comme suit : 9 de la garde communale, 9 des brigades de la police judiciaire et 12 des brigades antiémeute (CNS). Ils souffrent tous d'anxiété importante avec insomnie et parfois de cauchemars, d'instabilité émotionnelle et de troubles de caractère avec irritabilité, de relations conflictuelles dans le travail avec les responsables notamment, d'agressivité et de comportements dangereux vis-à-vis des collègues et de la population, de conduites additives, parfois multiples, à l'alcool, au cannabis et aux médicaments psychotropes, en particulier les benzodiazépines. « L'absence de motivation et un manque d'ambition sont singulièrement rapportés par les sujets qui manifestent par ailleurs une insatisfaction et un désinvestissement dans l'activité professionnelle. L'arrêt de travail est une requête systématique. Chez certains individus, elle constitue le principal objet de la consultation. » Tous les patients ont été confrontés au terrorisme. « Ils ont travaillé durant les massacres collectifs, d'assassinats d'enfants et de viols en série de jeunes filles enlevées à leur famille. Ils ont parfois assisté, impuissants, à la mort ou au meurtre de leurs collègues. Ne pas avoir empêché de tels événements de se produire est, par tous, mal accepté. Un sentiment de culpabilité transparaît de manière constante dans les propos que nous ont tenus ces sujets. Le doute s'est progressivement installé dans les esprits, tandis que des questionnements, quant à l'efficacité de leur rôle et à l'utilité de leur métier, ont doucement érodé la motivation et amenuisé le désir d'accomplir leur mission avec une détermination constante. » La pression constante dont ces patients font l'objet dans leur fonction, « le manque de soutien de la hiérarchie et les conflits permanents avec des responsables décrits comme humiliants et méprisants », sont les éléments mis en avant pour expliquer leur désarroi. Ils ont tous vu des massacres insoutenables, quelquefois assisté à la mort de leurs collègues quand ils n'ont été personnellement mis en danger. La menace permanente qui a pesé sur leur vie durant ces années de terrorisme et le risque de représailles sur leur famille sont aussi les éléments traumatisants mis en avant. Le psychiatre note par ailleurs que la menace permanente qui a pesé sur leur vie durant toutes ces années de terrorisme et le risque de représailles sur leur famille les ont forcés à vivre dans un état d'alerte permanent. « Chaque citoyen, camarade de quartier, voisin ou même cousin est perçu comme un collaborateur du terrorisme, voire un terroriste potentiel. Il faut s'en méfier. Cette méfiance, à la limite de l'organisation délirante paranoïde, constitue une charge mentale difficile à supporter et à contrôler. Des comportements maladroits, souvent agressifs, parfois dangereux, vis-à-vis des collègues et/ou de la population ont été maintes fois rapportés par les sujets (...). » Le psychiatre estime en outre que l'incompréhension mutuelle et la crise de confiance entre la population, déjà traumatisée, et les éléments des services de sécurité, « aux abois », sont amplifiées par des manipulations politiques qui ont jeté le doute sur l'identité réelle des responsables des actes terroristes. Les certitudes s'effondrent pendant que s'installe le doute concernant la légitimité de leur mission. « Mais l'invalidation de l'action des services de sécurité est venue aussi de la démarche des pouvoirs publics qui n'assument plus le cadre politique de la lutte antiterroriste. Les policiers, que nous avons examinés, ont manifesté une ferme désapprobation à l'encontre de la concorde civile qui a, selon leurs propos, spolié leur action d'un indispensable soutien politique. La lutte antiterroriste dépouillée, par la grâce amnistiante présidentielle, de la couverture politique qui la rendait légitime est devenue aux yeux des sujets une ‘‘affaire personnelle''. Les policiers particulièrement ciblés par les actes terroristes se sont sentis abandonnés et trahis. Ils sont seuls face au terrorisme, ils doivent désormais se battre pour leur propre survie et celle de leur famille. » Le médecin note que la remise en liberté des responsables des actes terroristes a rendu illusoire l'action de terrain, mais surtout dérisoires les risques encourus par les sujets qui sont engagés dans ce conflit. « Rendre la justice, démarche indispensable que les pouvoirs publics devaient adopter, permettait de valider d'une part la mission des services de sécurité et d'autre part de donner un sens au sacrifice des personnes engagées sur le terrain de la lutte antiterroriste. Les collègues ne seraient pas morts en vain, les victimes civiles non plus. De plus, les rumeurs persistantes, concernant notamment des concessions et des réparations matérielles accordées par l'Etat aux terroristes afin d'organiser leur réinsertion sociale, ont suscité un sentiment d'injustice qui est vécu par les sujets comme une agression difficilement supportable. » Il explique que la justice n'a pas été rendue et de ce fait, il est pénible pour ces agents des services de sécurité de côtoyer dans la rue le terroriste, remis en liberté, qu'il venait d'arrêter. « Oublier cette violence est considérée par tous comme un encouragement aux terroristes à recommencer et/ou à continuer leurs actions meurtrières. »