Un cortège funèbre, tout ce qu'il y a de plus désolant, que celui de Nazik El Malaïka (1924-2007), la plus grande poétesse arabe contemporaine. La scène, retransmise par une chaîne de télévision du Moyen-Orient, me rappela aussitôt ce que j'avais lu à propos de l'enterrement du grand Mozart. Lui aussi fut accompagné à sa dernière demeure, une fosse commune, par quelques intimes qui devaient, par suite du froid glacial, rebrousser chemin en cours de route. La règle d'or dans la vie et la poésie, disait-elle dans une de ses préfaces, c'est celle de ne pas en avoir du tout. Lorsque je me mis, à la fin des années 1950, à lire la poésie arabe moderne, Nazik a été pour moi une espèce de révélation et de révolution à la fois. Sans tourner le dos à l'héritage classique, sa poésie, née d'une combinaison astucieuse du vers libre, bien assonancé, avec des paradigmes de la vieille métrique, se voulait toute nouvelle grâce aux images et aux rythmes volontairement recherchés. Cela devait, par la force des choses, déplaire aux tenants du classicisme qui n'arrivaient pas à se renouveler, ni à se défaire de vieilles habitudes trop galvaudées. Nazik, avec quelques compagnons, irakiens et syriens principalement, devaient s'imposer sur la scène littéraire arabe par une production poétique foisonnante. On disait alors qu'il était fondamental de forger de nouvelles armes esthétiques pour affronter la modernité. C'est pourquoi, cette génération pionnière s'était mise à l'écoute de ce qui se faisait dans le champ poétique universel dans le but de réaliser un beau jumelage avec la culture arabe classique. Ezra Pound, TS Eliot, WH Auden, Paul Eluard, Louis Aragon et tant d'autres grands poètes de la modernité trouvent leurs échos dans la poésie de Nazik El Malaïka, de Abdelwahab El Bayati, de Badr Chaker Essayab et autres poètes arabes ayant émergé dès le début des années 1950. Il y a lieu de reconnaître que Nazik devait, grâce à une bourse d'études, devancer ses pairs en allant se ressourcer directement aux Etats-Unis d'Amérique. Déjà, dans son premier recueil Amoureuse de la nuit, suivi de Débris et cendres, publiés à la fin des années 1940, Nazik fit figure de proue dans la manière, toute nouvelle, d'aborder la composition poétique. Le creux de la vague, son troisième recueil, publié dès son retour des Etats-Unis, devait asseoir véritablement son leadership. On y découvre l'évolution d'une femme, quelque peu individualiste, rappelant la poétesse américaine Emily Dickinson, mais, faisant son chemin librement et constituant en même temps une sorte de phare pour quiconque se mettrait à faire de la poésie loin des sentiers battus. En 1962, elle fut à l'origine d'une révolution théorique en publiant son ouvrage célèbre Problèmes de la libre versification, où à l'instar d'Edgar Alan Poe, elle fit montre d'une perspicacité inégalée en matière de composition poétique. Ses adeptes furent nombreux depuis. Nazik devait s'atteler, par la suite, à une nouvelle tâche pour bien démontrer le bien-fondé de ses théories pour tout ce qui touche à la modernité poétique dans le monde arabe. Ainsi, s'était-elle mise à traduire, avec bonheur, des poètes anglophones. L'agression américaine contre son pays puis la maladie finirent par lui donner le coup de grâce.