La liberté de la presse a un prix au Maroc : celui de la prison pour les journalistes trop curieux. Mostapha Hurmatallah vient ainsi d'être condamné à huit mois de prison ferme pour avoir rendu publics des documents confidentiels. Ainsi, après la condamnation de deux journalistes de l'hebdomadaire Nichane et l'exil du directeur du Journal hebdomadaire, c'est au tour d'Ahmed Reda Benchemsi, directeur de TelQuel et de Nichane, qui a comparu hier devant la justice. Son tort ? Avoir écrit un éditorial sur les élections législatives du 7 septembre prochain qui n'a pas plu au régime. Inculpé de manquement au respect dû à la personne du roi, il risque 3 à 5 ans de prison et une amende de 10 000 euros. Quel est votre sentiment avant l'ouverture de votre procès ? J'attends, j'essaie de garder la tête froide, de raisonner logiquement, même si la logique n'est pas toujours le fort du système politique marocain. Mais je ne pense pas que je serai condamné à de la prison ferme. Enfin, je l'espère. Qu'est-ce qui a provoqué les foudres du palais à votre encontre ? Le roi Mohammed VI a prononcé le 30 juillet son discours du trône. Il le fait chaque année à l'anniversaire de son intronisation, c'est l'occasion pour lui de dresser une sorte d'état général de la nation. Cette année, il a parlé des élections et il a dit qu'il s'opposerait fermement à tous ceux qui tenteraient de décrédibiliser le scrutin et les partis politiques. Par ailleurs, il a aussi dit que c'était à lui de fixer les grandes orientations du pays et à nul autre. Dans mon texte, je me suis permis d'analyser ce qu'il a dit. Et qu'avez-vous écrit ? J'ai expliqué que si le roi fixe les grandes orientations du pays, dans ce cas-là, ce n'est pas aux partis de le faire. Je me suis alors demandé à quoi servait la compétition électorale et j'ai posé la question de l'utilité des élections et des partis. Par ailleurs, le roi a parlé de la séparation des pouvoirs, indiquant qu'elle ne s'appliquait pas à lui, le roi étant une autorité supérieure. Ce que j'ai commenté en écrivant que si les trois pouvoirs sont réunis entre les mains d'une seule personne, on ne peut pas vraiment parler de séparation des pouvoirs, donc de démocratie. Vous attendiez-vous à une telle réaction ? Absolument pas. Il n'y avait pas d'irrespect, ni aucun mot vulgaire dans mon édito. En outre, je ne m'adressais pas au roi, je me contentais de commenter son discours. Il m'était déjà arrivé d'écrire des analyses plus pointues que cela, mais il n'y a jamais eu de réaction. On vous laisse écrire librement et un jour, sans crier gare, la censure s'abat. C'est déroutant. Où sont les lignes rouges à ne pas franchir, finalement ? Elles sont très fluctuantes. Elles évoluent en fonction de la conjoncture, parfois de l'état d'esprit des dirigeants. Et celui-ci change de manière insaisissable. Il faut en permanence essayer de le deviner. Pour un journaliste, c'est tout sauf sécurisant. Le fait d'avoir écrit votre édito en marocain, pour être lu plus largement que par l'élite du pays, c'est ce qui a fait réagir le pouvoir ? Le fait que je l'ai écrit en marocain est en effet, à leurs yeux, une « circonstance aggravante ». Pourquoi ? Peut-être parce que les conservateurs pensent que, contrairement à l'arabe classique, le marocain est une langue vulgaire, une langue de mal-élevés. Vu d'Europe, on se dit que le pouvoir resserre les boulons... C'est une impression justifiée. Les affaires se suivent contre les journalistes. Comment les journalistes vivent-ils cette situation ? Les journalistes marocains sont représentés par deux corps. Le Syndicat national de la presse et la Fédération des éditeurs. Le syndicat est solidaire avec tous les journaux en butte à des violations de la liberté de la presse. La fédération est plus prudente. Elle n'a pas dit un mot depuis le début de mon affaire. Moi, je continue à travailler, même si j'ai perdu plus de 10 000 euros après la saisie de Nichane et TelQuel. C'est une somme importante, mais qu'y puis-je ? Je dois continuer. Pourquoi le régime se lance-t-il dans une chasse aux sorcières, alors qu'il essaie de donner par ailleurs une image d'ouverture ? Peut-être parce qu'il veut le beurre et l'argent du beurre, la démocratie sans ses « inconvénients », notamment la liberté de la presse et la liberté de le critiquer. C'est une contradiction fondamentale. On dit aussi que la presse joue, désormais, le rôle de l'opposition... Oui, mais par défaut. Il se trouve que les partis politiques ont laissé ce terrain inoccupé. Aucun ne joue vraiment le rôle de l'opposition, pourtant nécessaire dans toute démocratie. Résultat, quand les journaux critiquent, ils remplissent ce vide et se retrouvent dans le rôle de l'opposition. Même si, en ce qui concerne TelQuel et Nichane en tout cas, nous ne ratons aucune occasion de souligner les avancées quand il y en a. J'aimerais juste qu'il y en ait plus souvent. Patrick Vallélian, Sid Ahmed Hammouche