Que vous rappelle la date du 1er novembre ? » Silence : François B. médite. Profondément. Puis : « Ah oui, c'est la Toussaint, je crois. » « Mais encore ? » Pas de réponse. Et quand je demande à ce brillant élève de terminale d'un grand lycée parisien ce qu'évoquent pour lui le 8 mai 1945 ou les accords d'Evian, il me regarde, l'air désolé d'abord, puis reprend un peu d'assurance : « Vous savez, la guerre d'Algérie, on l'étudie très rapidement. Et d'autant plus qu'au bac on ne risque pas de l'avoir ! ». L'ignorance de François B. n'a rien d'exceptionnel : elle est générale. Et voulue. Si l'actuel gouvernement français a bien reconnu - comme on reconnaît un crime - que la France officielle, celle de Vichy, a bel et bien collaboré avec l'Allemagne nazie, ni lui ni aucun de ses prédécesseurs n'a émis le moindre repentir sur d'autres pages sombres de son histoire. Refusant de les regarder en face et même de les nommer (on ne parle pas du système colonial comme mode d'exploitation économique des pays d'Afrique et d'Asie et comme mode d'asservissement de peuples entiers, mais de la colonisation, terme beaucoup plus vague, sinon positif : beaucoup pensent à ses prétendus bienfaits), il a tourné ces pages et fait en sorte que, dans les classes, du CP à la terminale, on ne s'y attarde pas. Instructions ministérielles, programmes, horaires, manuels : tout l'arsenal pédagogique est mis en œuvre, en effet, pour que les élèves des écoles, des collèges et des lycées en sachent le moins possible. Tout commence dès l'école élémentaire, où les élèves survolent, en cinq ans, 2000 ans d'histoire. La colonisation, dans ce survol ? « Une goutte d'eau, dit un instituteur. J'en parle très peu et, si je suis les instructions officielles, je dois en dire le plus grand bien. » On sera attentif, précisent ces instructions, aux « aspects culturels du phénomène : développement des sociétés de géographie, essor de l'ethnologie... », à l'utilité du « bon sauvage »... Ignorant des réalités coloniales ou les percevant sous leur aspect fallacieux (construction d'écoles, de routes..., mais pour qui, on ne le dit pas), comment le collégien et le lycéen pourraient-ils comprendre que des peuples auxquels leur pays a apporté la « civilisation » se soient révoltés ? Et, en Algérie, qu'ils aient mené une guerre de huit ans ? Reconnue officiellement en... 1999, soit 37 ans après sa conclusion, la guerre d'Algérie ne figure pas, comme telle, dans les programmes de l'enseignement secondaire. « Elle est repoussée dans les coins », constate l'historien Gilles Manceron. Par exemple, dans une section du programme intitulée « De la guerre froide au monde d'aujourd'hui (relations Est-Ouest, décolonisation...) » ou dans un chapitre sur la fin de la IVe République. Mais l'enseignant a parfaitement le droit de ne parler que de la décolonisation de l'Inde - donc de faire silence sur la guerre d'Algérie - et, s'il la mentionne en évoquant le retour au pouvoir du général de Gaulle en 1958, rien ne l'oblige à y consacrer plus d'une heure : « Au nom de quoi faudrait-il s'attarder sur la guerre d'Algérie ? demande l'inspecteur général Rioux... Il y a d'autres échéances civiques : l'Europe, par exemple. » Réduite à la portion congrue, la guerre d'Algérie n'est définie ni dans ses causes ni dans son but. Aucun manuel ne parle, évidemment, de guerre de Libération. C'est en quelque sorte une guerre en soi, sans raison, qui éclate brusquement comme un orage. Rien ne l'annonce, ni l'expropriation des paysans, ni les conditions de vie (de survie) des « indigènes », ni le racisme qu'ils subissent quotidiennement : de tout cela on ne parle pas, comme on ne dit rien de l'histoire du Mouvement nationaliste. Guerre incompréhensible, que rien n'explique, sinon l'« ingratitude » des populations et - cela se devine, si cela ne s'écrit pas - leur « fanatisme » : aux Européens, qu'on ne taxe jamais de colonialistes et encore moins d'occupants, s'opposent des musulmans, des fellaghas, des terroristes - jamais des maquisards, des résistants, des patriotes. Comme le dit l'inspecteur général Rioux, « on a pour mission de présenter aux élèves un paysage vu du côté français ». Vus de ce côté-là, les faits sont « neutres », jamais révoltants. Ceux qui pourraient choquer (ratissages de mechtas, exécutions sommaires, bombardements au napalm dans les Aurès) sont passés sous silence. Comme, lors de la conquête, les enfumades de Bugeaud - l'inventeur, en quelque sorte, des fours crématoires. Parlent-ils des tortures, les manuels en minimisent l'ampleur : ce ne sont que des « bavures ». Regrettables sans doute, mais excusables, lorsqu'on met en parallèle - ce que tous les manuels font systématiquement - les « attentats aveugles » des terroristes. Comme si, loin d'être une pratique couverte, sinon recommandée, par les plus hautes autorités civiles et militaires, elles n'étaient qu'une réaction émotive aux « horreurs » commises par les « fellaghas ». Après tout - et leur justification n'est jamais très loin - n'ont-elles pas permis d'« arracher des renseignements » et de « démonter les réseaux du FLN » ? « Les paras brisent par la torture les réseaux du FLN », lit-on dans un manuel. Qu'ils n'aient pas brisé la résistance d'un peuple ne s'appelle pas une défaite. Et aucun manuel ne présente l'indépendance comme une victoire : la plupart citent le fait, sans commentaire, et l'un d'eux, qui n'hésite pas à s'apitoyer, l'assimile à « une séparation douloureuse ». Que des Français - de gauche, communistes, ou simplement « humanistes » - aient soutenu, par des actes, la résistance algérienne, les historiens officiels ne veulent pas le savoir. La plupart des élèves ignorent donc que des Français ont « porté des valises », caché, convoyé, soigné des moudjahidine (réseaux Jeanson et Curiel), que d'autres, appelés sous les drapeaux, ont refusé de faire cette guerre, que des soldats, au risque de leur vie, ont déserté ou libéré des prisonniers qu'ils étaient chargés d'exécuter, que des militants sont morts sous la torture (Maurice Audin), que d'autres ont été guillotinés (Fernand Iveton, l'adjudant Maillot, qui déserta avec un camion chargé d'armes). Aucun manuel ne suggère, évidemment, que ces Français-là ont été, en un sens, et le meilleur, les premiers « coopérants », et aucun ne signale qu'un demi-siècle plus tard, amnistiés sans doute, ils restent malgré tout comme une tache, sinon une honte, dans l'histoire officielle de la France. A l'école de l'ignorance, les lycéens français savent à peine qu'il y a cinquante ans, leur pays, si prompt à rappeler qu'il est le pays des droits de l'homme, a refusé à d'autres hommes le droit d'exister librement. « La décolonisation, la guerre d'Algérie, c'est un peu comme une étoile qui s'éloigne, dit un enseignant. Ce n'est déjà plus qu'un point dans le ciel. » Un point, si toutes les choses demeurent égales, que demain on ne verra plus.