Il a éteint la lumière puis il a tiré la porte non sans avoir jeté un dernier coup d'œil sur la vaste salle de rédaction qui fut son univers. Bélaïd Ahmed s'en est allé en silence, presque sur la pointe des pieds comme pour ne pas gêner ses confrères. Il sait qu'ils reviendront demain et après-demain et tous les jours d'après, pour animer de nouveau les temples de l'info qu'il a habités depuis le jour où il a vu naître la presse algérienne au lendemain de l'indépendance recouvrée. Bélaïd Ahmed est mort des suites d'une maladie contre laquelle il a livré un combat singulier. Il a résisté pied à pied face à la cruelle faucheuse. « Elle m'a promis un cercueil, je me suis acheté une bagnole », disait-il triomphant, il y a quelques années, en montrant les clés de son véhicule nouvellement acquis. Aux médecins qui lui conseillaient une trachéotomie, il répondait : « Je préfère vivre peu et garder la parole que de communiquer avec les miens à l'aide de biffetons, même si c'est encore pour des lustres. » Il est vrai qu'on affaiblit toujours ce qu'on exagère et que la mesure des mots confère force et raison à l'argument, mais dire de « tonton Bello » que c'était un être d'exception qui aura marqué par sa longévité professionnelle et surtout ses qualités d'homme et de journaliste, plusieurs générations de gens de la presse, n'est pas forcer le trait. Il faisait autorité dans le domaine de l'énergie. Son nom a émaillé les unes d'El Moudjahid durant les grandes batailles énergétiques des années 1970. Il accompagnera d'ailleurs Bélaïd Abdeslam alors ministre de l'Energie et son homologue saoudien, Zaki Yamani, dans un mémorable périple planétaire destiné à exposer les positions de l'OPAEP à la veille de la grande crise pétrolière de 1973. Il était également le seul journaliste au milieu des ministres du pétrole de l'OPEP, pris en otage par Carlos à Vienne en 1975 et débarqués à Alger. Il n'avait rien d'un matamore, d'un télévangéliste ou d'un justicier qui s'en prenait aux majuscules du système pas plus qu'il n'était ménestrel des grands. Bélaïd était un journaliste de la raison. De la mesure. Loin du verbe leste, de l'invective prompte ou de l'injure pétulante. Lui qui a tricoté sa vie avec l'histoire moderne de ce pays sait ce qu'il en coûte de refuser les courtisaneries. Alors qu'il était directeur du quotidien constantinois An Nasr, il avait commis un éditorial intitulé « Même les ruines périront », il reçut un télégramme d'Alger où l'attendaient des malabars qui l'ont invité à présenter ses poignets et à les suivre. Ainsi perdit-il son poste de directeur. Ce n'était pas la dernière fois qu'il bravait les interdits au temps où ceux d'en haut voulaient qu'on fasse la police dans sa propre tête. Il a appris et a enseigné qu'il en est de la liberté d'expression comme des champignons des bois. Ils sont parfois vénéneux. Mais ce n'est pas une raison pour ne pas en consommer. Il a pris ce métier par brassées. Bien des rédactions se souviennent de sa silhouette rondouillarde, de son élégance impeccable qui faisait son inspection en claquant ses bretelles à la manière des red'chefs des films noirs américains. Ceux qui ont eu à le subir comme chef connaissent ses exigences professionnelles… « Va me faire huit feuillets sur la Moutonnière, huit et pas moins… » Que de stagiaires et de débutants ont fait les frais de son souci de la perfection, du travail achevé, irréprochable tant au niveau de la forme que du fond. Bélaïd Ahmed n'est pas un ex-directeur ni un ex-rédacteur en chef, il est resté journaliste dans l'âme et dans les faits, jusqu'à la fin de ses jours puisqu'il collaborait, il y a encore quelques mois, au service économique de l'APS. Par la force de sa plume, la pertinence de son impertinence il s'est hissé jusqu'aux cimes enivrantes de la simplicité.