L 'immigration algérienne, forte de son organisation, dans les rangs du FLN, formant la VIIe Wilaya, rappelleront les historiens, a contribué au combat pour l'indépendance. Nos parents, entre l'usine et les réunions dans les bidonvilles, ou hôtels meublés, étaient dans le feu de l'action quant à l'organisation du mouvement. Je me souviens de l'absence de mon père. Il partait sans rien dire ; mes frères aînés s'occupant des plus jeunes ; lui, il allait rejoindre d'autres militants. Il tenait, avec d'autres, les réunions, partait faire les quêtes pour soutenir le FLN. Chacun devait apporter sa contribution, sinon gare aux représailles. Nos mères donnaient les bijoux, qui devaient servir au soutien financier de l'organisation. Par banlieue, des groupes s'organisaient. Mon père était chargé de Levallois-Clichy, avec d'autres hommes du village. Il avait la charge de préparer la manifestation du 17 octobre 1961 sur son secteur. Longtemps, il nous a raconté ce triste soir. C'est un jour inoubliable pour lui, et chaque année le souvenir lui revient. C'est de cette transmission que je suis porteuse. Aujourd'hui, sa mémoire devient collective. Le 17 octobre 1961, des Algériens et des Algériennes, en famille, manifestent à Paris, dignement et pacifiquement, contre le couvre-feu imposé par le préfet de police Maurice Papon. De Nanterre, Gennevilliers, Levallois, Bezons..., ils ont quitté la banlieue pour rejoindre Paris, endimanchés, en silence, sous une pluie et dans le froid. La manifestation quitte l'Opéra pour rejoindre les grands boulevards. Les consignes du FLN sont strictes. Il ne fallait pas entrer en conflit avec les forces de l'ordre. Aucune arme n'était autorisée. C'est au rythme des youyous des femmes qu'ils sont entrés au cœur de la capitale. Aujourd'hui, comme mon père, beaucoup se souviennent de la traque des policiers. Des coups tombent, des hommes sont blessés à la tête, aux bras, s'engouffrent dans le métro, où la chasse continue. Sur les trottoirs, au petit matin, il ne restera que des chaussures abandonnées, quand ce ne sont pas les corps blessés. Les Algériens repartis sur la banlieue feront le triste compte des absents, des disparus, dans cette nuit tragique. 11 538 Algériens seront interpellés dans la soirée du 17 octobre 1961. La préfecture de police procède à des réquisitions pour « parquer » les manifestants. Stade de Coubertin, Palais des sports de la porte de Versailles, Vincennes... Le 20 octobre a lieu une manifestation de femmes et d'enfants qui réclameront la libération de leurs père et mari. Elles aussi seront arrêtées et conduites dans des centres réquisitionnés. Les expulsions seront décidées, et c'est en « charters » que les Algériens seront renvoyés en Algérie dans des camps de regroupement. Depuis vingt ans, des associations, des historiens et des écrivains s'attachent à faire ressurgir cette date du 17 octobre 1961, journée honteuse de notre histoire commune. Des livres, des expositions, des débats... pour sensibiliser à cette tragédie absente de notre mémoire collective et aussi des manuels scolaires. Les rendez-vous annuels sur le pont Saint-Michel sont là pour imposer à notre mémoire la vérité sur le massacre des Algériens à Paris. Comment transmettre un silence, une page blanche douloureuse ? C'est au 40e anniversaire, en 2001, que la mobilisation fut la plus importante. Une manifestation reprenant symboliquement le trajet emprunté par les Algériens en 1961 a rassemblé des milliers de personnes, marchant des grands boulevards, avec arrêt devant le Rex, et rejoignant le pont Saint-Michel. Sur ce pont Saint-Michel, où dès le matin une plaque commémorative a été apposée à la mémoire des Algériens par le maire de Paris, Bertrand Delanoë. Votée au Conseil de Paris, la décision a été contestée par l'opposition, signe d'une nostalgie encore tenace. L'inscription est digne : « A la mémoire des nombreux Algériens tués lors de la sanglante répression de la manifestation pacifique du 17 octobre 1961. » Une avancée dans cette reconnaissance. Même si elle n'est pas satisfaisante pour tous. Il n'y est pas fait mention de la responsabilité de l'Etat, en nommant le préfet de police, Maurice Papon. Parce que la France a la responsabilité de son histoire. Il faut aujourd'hui, collectivement, assumer ce lourd silence. Travailler contre l'oubli, c'est faire vivre la dignité. C'est donner le sens de la citoyenneté aux nouvelles générations françaises et issues de l'immigration. C'est reconnaître le passé sans malgré tout nous assurer de ne pas le reproduire. Enfin, il me semble que plus de quarante ans après, se souvenir du 17 octobre 1961, loin d'être une revanche, est, pour nos parents, plus que grand temps, c'est la dignité retrouvée. BIBLIOGRAPHIE Meurtre pour mémoire (Didier Daeninckx), éditions Gallimard. Le Silence du fleuve (Anne Tristan), éditions Au nom de la mémoire. 17 Octobre 1961, un crime d'Etat à Paris (Olivier Le Cour, Grand Maison), éditions La Dispute. Le 17 Octobre 1961 - La Bataille de Paris (Jean-Luc Einaudi), éditions Le Seuil. 17 Octobre - 17 illustrateurs (B. Stora/A. Tristan/M. Lallaoui), éditions Au nom de la mémoire. A propos d'Octobre (collectif), éditions Au nom de la mémoire.