À l'occasion du double anniversaire du Congrès de la Soummam et de l'offensive du Nord-Constantinois, Liberté a ouvert ses colonnes à un ancien moudjahid qui a vécu toutes les vicissitudes de la Révolution algérienne. C'est à grand-peine que je consens à parler aujourd'hui car tout ce que je pourrais dire est une caution à ce système pourri”. De fait, Mustapha Saâdoun a dû se faire violence pour se livrer à nous ; vider son cœur et vider son sac. Un cœur gros mais pourtant grand comme les 2 millions 300 000 kilomètres carrés d'une patrie qui lui est si chère, et qu'il n'a à aucun moment voulu quitter en dépit de tout ce qu'elle lui a fait subir. Décontracté et fort affable, un bob sur la tête, vêtu d'un gilet de corps et d'un survêt noir, le dos voûté sous le poids de l'âge et des vicissitudes de la vie, il reste cependant debout même en s'appuyant sur sa canne, le port digne, le verbe haut, incisif, le regard vif, quoique fatigué, et le front droit. C'est dans son plantureux jardin qu'il a bien voulu nous recevoir ; un jardin qu'il cultive patiemment depuis une dizaine d'années, et dont il a fait un véritable petit paradis terrestre où se côtoient amandiers, citronniers, pommiers, grenadiers, vigne, jasmin, menthe et une infinité d'autres plantes, dont quelques variétés étrangères “non racistes” comme il dit avec humour, à l'instar de ce kiwi de Nouvelle-Zélande, en une heureuse cacophonie botanique. Son seul regret est de ne plus avoir la force de s'occuper durablement de son lopin de terre luxuriant, qui appartient, en réalité, à sa femme. Un révolté précoce Né le 26 août 1918 à Cherchell, il a ouvert les yeux sur une guerre finissante dont les canons venaient tout juste de se taire. Il se découvre très tôt un penchant précoce pour la fronde. Doué d'une intelligence exceptionnelle, il surprend et étonne. À l'école, où Arabes et Européens étaient méthodiquement séparés, il s'affirme très vite comme un élève particulièrement brillant. Ce qui lui vaudra d'être placé dans la classe réservée aux Européens. “J'étais le seul Arabe de la classe et j'ai trouvé cela insupportable. C'était de l'apartheid caractérisé. J'ai tôt pris conscience des discriminations de l'école coloniale. C'est tout naturellement donc que j'ai quitté l'école dès l'âge de 11 ans, avec un certificat de fin d'études dans la poche”, se souvient-il. À 21 ans, il se voit mobilisé de force au titre du service militaire obligatoire. “C'était en 1939. J'ai fait mon instruction à Tunis puis j'ai été choisi parmi une vingtaine d'autres réservistes pour rejoindre l'Amirauté où j'ai servi dans la batterie d'artillerie de côte. Cela a duré jusqu'en 1945. J'ai échappé de justesse au Débarquement de Provence”. Au cours de son service militaire, Mustapha Saâdoun prend définitivement conscience du caractère fondamentalement raciste de l'entreprise coloniale. “Nous n'avions jamais les mêmes droits que les soldats français. Ils étaient mieux rétribués ; ils avaient droit à toutes sortes de privilèges. Les Français nous traitaient comme des bêtes et faisaient montre d'un racisme outrancier. C'était révoltant. Le peuple était plongé dans une misère insoutenable. À l'occasion d'un voyage à Djelfa, j'ai vu des gens terrés dans des grottes comme des troglodytes.” La proclamation de l'Armistice en mai 1945 sera le début d'une très grande désillusion pour les Algériens. Désillusion que Mustapha Saâdoun vivra dans sa chair. “Revenu au bercail, quelle ne fut ma surprise de trouver mon frère Ahcène arrêté et condamné à mort par le tribunal militaire de Cavaignac !” Mustapha Saâdoun se lance alors dans une violente diatribe contre les cérémonies du 60e anniversaire du Débarquement de Provence, et auxquelles le chef de l'Etat vient de prendre part. Rappelant le terrible “holocauste” de Sétif, Guelma et Kherrata, il s'écrie : “Tout ceci est scandaleux ! C'est une position de compromission pour étouffer la lutte du peuple algérien. Décorer la ville d'Alger de la légion d'honneur, c'est honteux. Il y a eu 45 000 morts massacrés, tués froidement, et on tire un trait sur tout ça. Chirac aurait dû faire son mea culpa et présenter les excuses de la France au peuple algérien. Cela aurait fait bonne impression. Voilà un vrai geste, un geste fort. Cela vaut mille légions d'honneur. Voilà des gens qui ont sauvé la France, et qui, en rentrant au pays, découvrent leurs parents assassinés, leurs familles massacrées. Et Bouteflika a participé à cette mascarade, c'est honteux ! Le système colonial perdure sous une autre forme”. C'est dire que la plaie est toujours béante, brûlante. Profonde. Aîné d'une fratrie de douze membres, il voit ses frères disparaître les uns après les autres : “C'est une insulte à la mémoire de nos morts. J'ai perdu trois frères qui ont été froidement exécutés par les forces coloniales, et un quatrième qui est mort au maquis. Ils l'ont pris vivant à Miliana. Il était blessé. Ils devaient le soignaient mais ils l'ont achevé.” L'histoire des frères Saâdoun a marqué la mémoire collective cherchelloise. Les faits se sont déroulés le 28 novembre 1956 à Cherchell. La veille, une opération de l'ALN avait eu lieu où deux colons furent tués. Une répression féroce s'est alors abattue sur le village. La population a été rassemblée sur la place publique pour subir une punition collective. Neuf villageois furent tirés du lot et fusillés sans aucune autre forme de procès. Parmi eux, Hamoud, Hocine et Noureddine Saâdoun, tous trois frères de Mustapha. Malheureusement, il n'y a aucune stèle commémorative pour honorer leur mémoire à l'exception d'une rue qui porte leur nom. “Gatt termilou chahma !” (Un chat à qui tu jettes un bout de graisse), fulmine le vieux maquisard. “Ce sont des gestes qui font très mal”, regrette-t-il. Un militant dans l'âme Le parcours militant de Mustapha Saâdoun est exemplaire. Imprégné des idées de gauche, il adhère au Parti communiste algérien en 1945. “J'ai rejoint le PCA dans la foulée de la création des comités d'amnistie constitués pour défendre les droits des détenus politiques de l'époque et les sauver de la peine capitale”, raconte notre hôte. “La misère était indescriptible, alors, automatiquement, beaucoup adhéraient aux AML (Amis du Manifeste et de la Liberté) de Ferhat Abbas. C'est la hogra qui nous a poussés vers le nationalisme”, poursuit-il. En 1950, il est arrêté et incarcéré à la prison de Blida où il va croiser un certain…Ahmed Ben Bella, emprisonné suite à l'affaire de l'O.S. (l'Organisation spéciale). “J'avais été condamné à deux mois de prison fermes et 100 000 francs d'amende pour avoir publié un article dans La Liberté, une publication du Parti communiste. Dans cet article, je dénonçais une pratique qui m'avait scandalisé à l'époque, qui consistait à enrôler des Algériens dans la guerre du Vietnam en les payant à raison de 1 000 fr le kilo. Les Français allaient dans les marchés et pesaient les gens comme des bêtes.” Il grandit dans le giron d'Alger-Républicain, une véritable ruche d'intellectuels de gauche, et c'est inévitablement qu'il fait la connaissance de Henri Maillot qui travaillait alors dans le service de comptabilité dudit journal. “Alger-Républicain vivait avec ses militants et par ses militants. Nous étions intimement mêlés à la vie du journal, la collecte, la fabrication, la vente. On passait le soir chez les buralistes récupérer les invendus et on les revendait à la criée pour que le journal vive. C'était une lutte féroce.” De son ami Henri Maillot, il garde le souvenir d'un militant exceptionnel et d'un homme qui s'est totalement dévoué à la cause nationale. “Il avait été mobilisé comme réserviste et il a déserté en détournant un camion entier chargé d'armes qu'il a remis à l'ALN. Quel est aujourd'hui ce colonel ou ce général qui a ramené un camion d'armes au FLN ? Personne. Lui, l'a fait. C'était un valeureux combattant. Il est tombé au champ d'honneur dans la région de Oued Fodha, ex-Lamartine, près de Chlef, en 1956.” Revenant sur les circonstances de la création du FLN et son différend historique avec le Parti communiste algérien, il attribue ce différend tout d'abord au fait que les dirigeants du FLN (et ses “historiques”, par la suite, devenus des historiens) s'obstinaient à ne pas reconnaître le rôle des positions sociales des uns et des autres au sein du Mouvement national. “Jusqu'à ce jour, le FLN continue à nier le poids de la lutte des classes au sein de la société, entretenant un égalitarisme démagogique entre les Algériens”, note-t-il. Niant en bloc les accusations colportées par nombre d'historiens contre le PCA et ses “tergiversations” présumées à rejoindre l'action armée, Mustapha Saâdoun affirme qu'au contraire, le PCA a, dès le début, exprimé un soutien sans réserve au soulèvement insurrectionnel du peuple algérien. “C'est le FLN qui ne voulait pas du PCA parce que les dirigeants du FLN avaient peur que les communistes leur fassent de l'ombre”, soutient notre interlocuteur. Dès le commencement, il y avait donc une guerre de leadership larvée. “Le PCA avait donné des directives claires à ses militants pour rejoindre les rangs des moudjahidine, et pour lancer des actions armées là où il n'y en avait pas. Il avait ainsi ses propres réseaux de combattants et de fidayins. À la fin 1955, les camarades avaient multiplié les actes de sabotage. Ils brûlaient les récoltes des colons, s'attaquaient aux réseaux du téléphone, aux réseaux électriques, etc. Ils activaient par petits groupes constitués de trois membres. Puis, en 1956, le PCA s'est dissous pour se fondre dans le FLN”. Mustapha Saâdoun raconte comment les dissensions internes au sein du FLN-ALN avaient miné les rangs des moudjahidine, et comment les militants communistes étaient sans cesse sujets à caution en dépit de leur engagement ferme dans la lutte armée. “J'étais pour un oui ou pour un non accusé de propagande communiste. Beaucoup de camarades qui étaient montés au maquis ont été tués. C'est le cas d'un éminent bâtonnier de Batna qui avait défendu les nationalistes dans plusieurs procès avant de prendre le maquis, dans les Aurès. Il s'appelait Me Lamrani. Arrivé au maquis, ils l'ont liquidé juste parce qu'il était communiste. Ils avaient peur pour leur poste.” “Le Congrès de la Soummam était mal expliqué” Mustapha Saâdoun revient sur les circonstances dans lesquelles le congrès de la Soummam avait été préparé. “Moi je rayonnais sur plusieurs maquis car il n'était plus possible d'activer dans les villes. J'étais dans la katiba Zoubiria que commandait Lakhdar Bouragaâ. Chaque opération nous apparaissait la dernière. Nous combattions avec des armes légères contre la redoutable aviation coloniale qui nous inondait de bombes. C'était terrible. Heureusement que le relief nous a servis. Toute la compagnie a été quasiment décimée. Elle comptait 110 hommes.” Mustapha Saâdoun se rappelle que lorsque devait se tenir le Congrès de la Soummam, Boualem Benhamouda, le futur patron du FLN, avait été désigné avec deux autres délégués pour assister à ce congrès au nom des autres moudjahidine. “De retour d'Ifri, il n'a rien voulu dire. Quand je demandais un compte-rendu de ce qui s'est passé, on me répondait sèchement : “De quoi tu te mêles ?” Le congrès était mal expliqué dans les maquis. Quand, enfin, la réunion eut lieu, j'ai dit qu'il y avait des points essentiels que le congrès avait omis. Premièrement, il fallait préciser que les terres des colons devaient revenir aux paysans après leur libération. Deuxièmement, j'ai dit que les syndicats ne devaient pas être affiliés au CISL qui était pro-capitaliste et qu'on appelait “les jaunes”, mais à la Fédération syndicale mondiale. Sur quoi, on m'a encore accusé de propagande communiste. Les chefs du FLN avaient constamment peur que les communistes s'approprient le mouvement.” Mustapha Saâdoun souligne que Abane avait été liquidé parce qu'il était intraitable avec les chefs du FLN-ALN et leur penchant naturel pour la paresse et l'opportunisme. “Il leur disait : rentrez rejoindre le peuple dans son combat au lieu de vous prélasser dans les palaces [des capitales étrangères]. Barkaou ma tatmoulkou âla echaâb !” Mustapha Saâdoun se remémore une anecdote savoureuse qui en dit long sur sa sagacité d'esprit et son génie de la débrouille qui tranchaient net avec le manque de clairvoyance de nombre de dirigeants FLN qui étaient aux commandes. “Nous avons reçu une fois, au maquis, un émissaire qui était surpris par mon sens de l'analyse et par le fait que j'étais suffisamment informé de tout. Il a été encore plus étonné quand je lui ai révélé mon astuce. Comme j'avais de bons contacts avec les villageois dans les campagnes, je les avais priés de s'arranger, chaque fois qu'ils faisaient leurs courses chez l'épicier, à faire emballer leurs emplettes avec du papier journal. J'assemblais ces bouts de papiers et me faisais ainsi une opinion plus ou moins exacte de la situation, puis je leur disais : voici la faille !” Mémoire torturée En pleine liesse de l'indépendance, quelques jours après le cessez-le-feu, quel ne fut le choc de Mustapha Saâdoun de se voir arrêté par des éléments de la wilaya IV et incarcéré à la caserne Ali-Khodja, à Bab-Jedid. “L'ordre était venu de Boualem Benhamouda qui commandait notre secteur. Ils m'ont arrêté simplement parce que la section du PCA de Blida avait fait circuler un tract. Je n'avais évidemment rien à voir avec ce tract. Qui plus est, c'était un tract ami qui appelait le peuple à se solidariser avec la direction de la Révolution. Lors d'un passage inopiné, des frères de combat (Allouache, Mekedem, Mohamed Blidi) ont été étonnés de me trouver là. Ils ont touché un mot à mon sujet à Ahmed Ben Bella. Loin de tenir compte de nos moments de compagnonnage à la prison de Blida, le nouveau maître du pays a ordonné que je sois expulsé vers la France. Même si cela ne s'est pas fait, j'ai manqué ce rendez-vous historique qu'était le référendum sur l'autodétermination du peuple algérien.” Ecœuré par la crise de l'été 1962, Mustapha Saâdoun se retire complètement de la vie militante. “Même le PAGS, je l'ai évité parce que j'étais constamment fliqué”, dit-il. Fonctionnaire à l'Office national des fruits et légumes (OFLA) de l'époque, il se voue à un métier littéralement “terre-à-terre”. Même ainsi, la paix le boude. En 1966, sous Boumediene cette fois, des éléments de la Sécurité militaire, alors aux ordres de Kasdi Merbah, viennent le cueillir chez lui, à El-Biar. “Ils m'avaient encagoulé et ligoté et m'ont emmené dans l'une des casernes où la France torturait, située sur les hauteurs d'Alger, à Bouzaréah ou à El-Biar.” Que lui est-il reproché ? On lui sort une formule-bateau qui fera date dans le jargon de la police politique algérienne : complot contre la sûreté de l'Etat. “On m'a accusé d'être complice d'une entreprise de conspiration menée par le ministre Zerdani”. Pour lui soutirer des informations, ses tortionnaires auront recours à des moyens innommables “que même la France n'a pas utilisés” souligne-t-il. “En un mois, j'ai perdu 30 kilos”. “Un jour, ils m'ont mis dans une pièce où il y avait une fenêtre avec des persiennes. La fenêtre donnait sur une cour. Je regardais à travers les persiennes quand soudain, j'ai aperçu deux silhouettes de femmes, de dos. J'ai cru voir ma femme et sa sœur. Ensuite, j'ai entendu des voix dans le couloir, des voix de mes enfants. Après, ils m'ont remis dans la salle de torture en me disant que si je ne parlais pas, ils s'en prendraient à ma femme et à mes enfants. Il s'avérera que tout cela n'était qu'une mise en scène. Ils avaient ramené deux femmes quelconques à qui ils avaient fait mettre des vêtements de ma femme. Tout cela pour m'intimider. Ils étaient capables de tout”, se remémore-t-il avec émotion. Mustapha Saâdoun finit par passer une trêve avec la malédiction qui le poursuit. Il travaillera dans le bâtiment jusqu'au jour où l'entreprise dans laquelle il travaillait sera rasée pour les besoins de la construction de… Maqam echahid. En dépit de tout ce qu'il a donné, le ministère des Moudjahidine ne lui accordera pas de pension de moudjahid avant longtemps. Il a fallu que d'anciens compagnons d'armes insistent pour lui faire établir une attestation d'ancien maquisard et pouvoir enfin toucher sa pension. En 1996, son fils unique est enlevé par les services de sécurité en pleine caserne militaire (lire encadré). C'était la goutte de trop. Malgré cela, Mustapha Saâdoun résiste dignement comme un vieux chêne pétri de courage et d'abnégation. Comme un roseau qui ploie sans jamais se casser. “Jamais je n'ai quémandé une carte d'ancien moudjahid ni participé à leurs défilés. Quand je vois des “marsiens” (moudjahidine 19 mars, ndlr) se pavaner avec des médailles, je souris. Beaucoup parmi ceux qui ont fait la Révolution n'ont pensé qu'à s'enrichir. De même que certaines conditions particulières ont conduit à la disparition des dinosaures, il faut créer les conditions nécessaires à la disparition de cette engeance. Jamais je n'aurais pensé que l'Algérie indépendante ressemblerait à ça !”. M. B. La dernière lettre de Djamel à sa famille… Abadla le 4 mai 1996 Il ne faut surtout pas vous inquiéter pour moi. Je vais bien. Je suis en bonne santé et en bonne compagnie. J'ai reçu le colis que vous avez préparé. Je vous remercie beaucoup. Nous avons passé un Aïd un peu particulier où nous avons senti le besoin d'être en famille en période de fête. Ils ont ramené une cinquantaine de moutons qui se sont désintégrés puisque nous avons mangé le jour de l'Aïd de la viande congelée, le deuxième jour du casher. Peut-être que les moutons se sont transformés en casher. Bref, un ami de la tante de Béchar nous a ramené du couscous et de la viande (il a eu une visite de ses parents). Les rumeurs font rage ici. On parle de réduction de la durée du service et même d'amnistie alors qu'on ne sait même pas quand est-ce que l'instruction va se terminer. Ce qui est sûr, c'est que s'il y a un arrivage important d'insoumis, on sera affectés au plus tard fin mai. Enfin, passez le bonjour à toute la famille et à la prochaine. Djamel