Mis à l'écart de la gestion des affaires du pays depuis déjà 35 ans, Ahmed Bouchaïb, l'un des derniers membres du “Comité des 22”, en dépit de son état de santé puisqu'il vient de subir trois interventions chirurgicales, se confie à Liberté. Liberté : Nos lecteurs et le citoyen algérien en général ne savent toujours pas ce qui s'est réellement passé lors de la fameuse réunion des “22”. Pouviez-vous nous éclairer sur ce pan de l'histoire avec quelques détails ? Ahmed Bouchaïb : Dès 1949, Souidani et moi faisions l'objet d'intenses recherches depuis 1949. Nous nous sommes retrouvés du côté de Bouinane dans une ferme qui nous a servi de refuge où nous avions appris qu'il y avait une crise entre le groupe de Messali El-Hadj et les centralistes. Il fallait se réunir coûte que coûte. Suite à cela, nous avions exigé la présence de Si-Tayeb (Mohamed Boudiaf) qui était le dernier responsable de l'OS après sa dissolution à qui nous avions précisé notre neutralité face à cette situation. Notre seul but était de passer à l'action armée. On lui avait demandé que s'il n'y avait pas une décision ferme pour passer à l'action armée, notre présence serait inutile. Il faut préciser que les raisons de leurs divergences ne sont autres que les intérêts étroits, pour accaparer des bureaux, des voitures et des journaux (Algérie Libre et la Nation). Nous étions des irréguliers vis-à-vis du parti car nous étions à l'extérieur et ce, jusqu'au jour où on nous apprend que la fameuse réunion du Clos Salembier allait avoir lieu. Chacun était donc chargé de rejoindre sa région pour mener la campagne qui mènerait à l'action directe. Mais auparavant, il fallait unifier les rangs, d'où la création du CRUA chapeauté par Boudiaf et Ben Boulaïd. Des voix se sont élevées un certain temps pour avancer le nombre des “21” au lieu des “22” qui ont participé à cette fameuse réunion de juin 54. Pour vous dire si Lyès Derriche a participé ou pas, je ne peux me prononcer dans la mesure où hormis Souidani, Mechati, Boudiaf, Didouche Mourad et Ben-M'hidi que j'avais rencontré une fois par hasard, le reste du groupe, je ne le connaissais pas. C'est grâce à Didouche Mourad, qui était un enfant du quartier La Redoute Clos Salembier où se trouve la villa qui avait abrité cette réunion historique, que j'avais appris que cette villa appartenait à Lyès Derriche un ancien élément des SMA. Cette année l'Algérie célèbre le 54e anniversaire du déclenchement de la révolution en Novembre 54. En votre qualité de membre du Comité des “22” quel regard portez-vous sur l'Algérie d'aujourd'hui. Est-ce que cette Algérie est celle dont vous rêviez quand vous et vos camarades dans le Comité des 22 aviez décidé de passer à l'action armée ? Pour celui qui fait partie d'une génération qui a connu toutes les souffrances du monde durant la période coloniale de guerre, je ne peux que me réjouir dans cette Algérie indépendante et ce, en dépit de tous les problèmes au quotidien auxquels fait face le citoyen algérien et la jeunesse en particulier. Pour nous, l'objectif essentiel a été atteint, car il ne faut pas perdre de vue que lors de cette période, la poignée d'hommes dont je faisais partie était traquée sur une superficie de 2,5 km2 avec comme seul refuge la forêt où le sommeil était un luxe. Certes, chacun a une vision des choses. Mais la mienne se résume à cette comparaison. À cette époque, les hommes avaient sacrifié leurs biens et leur vie pour que vive l'Algérie. Maintenant, le patriotisme a laissé place à l'aspect matériel. Toute la différence est là. Pour les jeunes Algériens, la révolution de 54 se résume à des commémorations protocolaires, à quoi est due selon vous l'indifférence, voire l'ignorance des jeunes générations à cette date fondatrice de l'Etat algérien. Je crois que le véritable problème n'est ni plus ni moins qu'une absence totale de communication entre les deux générations, qui a fait que la jeunesse ignore les sacrifices de ceux qui ont permis à l'Algérie de recouvrer son indépendance. Ne croyez pas que c'était facile de faire rallier une bonne partie du peuple à cette cause crânement défendue par une poignée d'hommes durant la période de guerre. Tout le monde n'y avait pas cru. C'était tout à fait normal dans la mesure où les 10 millions de citoyens avaient ouvert les yeux avec l'occupant. Au départ, ceux qui s'étaient ralliés au FLN l'avaient fait par peur. Alors que d'autres qui avaient préféré porter les armes avec l'occupant le faisaient par peur. Il aura fallu un véritable travail de propagande et de conviction pour réussir à faire admettre à notre peuple le pourquoi de cette révolution et de permettre au FLN d'avoir une influence légitime sur tout le territoire national. L'information et la communication de proximité ont joué un rôle prépondérant lors de cette guerre qui a donné ses fruits. Et que faut-il, à votre avis, pour rétablir les passerelles entre les artisans de la libération et les nouvelles générations ? Certes, le contexte est différent mais c'est le même travail qu'il faudra mener en direction de cette génération mais sans la langue de bois et sans mensonges. Autrement, le message ne passera jamais. Il faudra dire par exemple que juste après l'Indépendance, le parti du FLN a accaparé tous les secteurs pour gérer le pays. Certes, après le départ de l'occupant, il y avait un vide qu'il fallait combler mais de là à écarter tout le monde après le coup d'Etat de juin 1965 pour laisser place à d'autres qui n'avaient pas participé à la guerre de Libération est une aberration. D'ailleurs, ces gens qui ont tout accaparé ont même eu le culot de continuer de parler de la révolution. Quel est votre message pour les jeunes Algériens ? Il faut que le jeune y croie comme l'avaient fait ses parents en temps de guerre pour parvenir à leurs fins. Quels que soient les difficultés et les motifs de sa frustration, le jeune doit se sacrifier et en même temps lutter “ici” dans le cadre de la loi et ne pas sombrer dans le désarroi jusqu'à se jeter en pleine mer, croyant trouver le paradis ailleurs. On ne cherche pas le paradis en se suicidant. Il faut se rendre à l'évidence que les jeunes Européens eux-mêmes trouvent moult difficultés pour survivre, notamment pour ceux qui n'ont pas un travail stable ou qui font partie du lot des chômeurs en quête d'un emploi. Au lieu de sombrer dans la drogue, le jeune doit connaître ses droits pour se défendre quand il se trouve face à une injustice et non vendre la drogue. Belouizdad avait 20 ans quand il s'est sacrifié. Vous allez me dire que le contexte était différent. Je vous réponds par l'affirmative. Certes, il faut permettre au jeune d'avoir une certaine confiance pour vivre dans la dignité. Mais il y a une vérité. Je ne suis pas en train d'incriminer les jeunes mais nous, nous n'avons pas attendu que l'Etat nous éduque. Sincèrement, les jeunes ne veulent pas travailler, ils veulent vivre dans l'assistanat. Je vous cite l'exemple d'une famille de trois personnes à Hassi El-Ghella dans la wilaya de Aïn Témouchent qui ont chacun 20 ha de terre agricole qu'ils ont loués les uns pour aller mendier et les autres pour exercer comme taxieur clandestin. Est-ce normal ? La mémoire de la Révolution 54-62 reste objet de manipulations. À votre avis qu'est-ce qui empêche de dire la vérité, toute la vérité et rien que la vérité sur la Révolution algérienne avec ses grandeurs et ses zones d'ombre ? Personne n'est capable de vous dire la vérité, car tant que certaines personnes sont encore vivantes, les zones d'ombre persistent. C'est très dur de se prononcer sur cette question. Chacun détient sa propre vérité mais ne veut pas reconnaître ses erreurs. Les Messalistes disent qu'ils ont raison, le reste dit le contraire. Je pense qu'il y a trop de gens malhonnêtes. Il est utile de rappeler que des compagnons d'armes du PPA/MTLD, qui avaient toujours affiché leur opposition à notre démarche, avaient fini par rallier le FLN pour se comporter en véritables guides mais n'ont pas pu s'empêcher de saper notre travail juste après le congrès de la Soummam organisé le 20 août 1956. Il ne faut pas perdre de vue toutes ces liquidations physiques entre responsables de la Wilaya IV en raison de l'acharnement de certains à vouloir négocier avec la France. Pourquoi toutes les tentatives d'écriture de l'Histoire n'ont pas abouti ? Pourtant des informations sur l'Histoire de la Révolution ont été enregistrées sur cassettes au temps du président Chadli Bendjedid avec l'organisation de plusieurs rencontres dont j'ai fait partie. Je me demande où sont passées toutes ces cassettes. Aussi, l'histoire de notre révolution a toujours été abordée par des écrivains et autres historiens français dont Benjamin Stora qui n'a fait parler qu'un seul membre des “22” mais qui en fait ne représentait que lui-même mais pas le groupe. Tout le monde doit savoir que la Wilaya V n'a pas été représentée lors de la réunion des “22” dans la mesure où Fortas, Benalla, etc., étaient activement recherchés par l'occupant. Donc pour l'écriture de l'Histoire, il faudra rassembler tout le monde et animer le débat même si celui pourrait s'avérer houleux avec des déclarations contradictoires qui toucheraient peut-être certains détails mais pas le fond. Ce n'est que par cette façon qu'on peut enrichir tout ce qui a été écrit sur la révolution historique de l'Algérie. Il faut donc le faire tant que le peu d'acteurs sont encore vivants. L'initiative des responsables de la Wilaya IV (centre) est à méditer puisqu'un comité dont je suis membre d'honneur s'est lancé dans une opération de collecte de documents. Récemment, le gouvernement italien a demandé “pardon” à la Libye pour les crimes coloniaux commis dans ce pays, à votre avis est-ce que la refondation des relations algéro-françaises doit passer par la demande de pardon de la France à l'Algérie, ou bien, il faut regarder l'avenir et laisser le passé colonial aux historiens des deux bords. La France doit demander pardon à l'Algérie pour ses crimes odieux et ses tortures impardonnables dans la mesure où le gouvernement était au courant de toutes ces exactions commises contre le peuple algérien. J'en veux pour preuve le témoignage de T. Teidgen, l'ex-secrétaire général de la préfecture d'Alger en 1957 qui a démissionné de son poste après avoir révélé des exécutions sommaires et des traces de sévices du même type que dans les camps pendant la Seconde Guerre mondiale ainsi que la disparition de pas moins de 3 500 jeunes à Alger. Je suis contre les relations avec la France même et ce, même sur le plan purement commercial. Entretien réalisé par M. Laradj