L'intensité des luttes sociales et le poids des rapports de force au sein du pouvoir politique sont deux éléments qu'il importe de prendre en ligne de compte dans l'analyse des phénomènes sociaux. Oran : De notre bureau D'ailleurs, ils ont émergé avec éclat des débats organisés jeudi par El Watan au Sheraton d'Oran intitulées « Quelle école pour quelle société ? » Les discussions ont eu lieu sur la base de deux interventions : celle donnée par Noria Remaoun, sociologue et directrice du Centre de recherche en anthropologie sociale et culturelle (CRASC) et celle de Mme Benamar, universitaire spécialiste en pédagogie, et la deuxième par Aïssa Kadri, sociologue, professeur des universités d'Orléans/Tours et directeur de l'Institut Maghreb-Europe (Paris 8). La directrice du CRASC, pour qui « la méthode est aussi importante que le contenu », est arrivée à la conclusion que « l'école ne peut plus être le vecteur du progrès social et de la démocratie ». Elle développe une critique de la politique de la massification et l'homogénéisation de l'enseignement qui, partant du principe d'égalité d'accès et d'égalité des chances a abouti, paradoxalement, à la « fabrication institutionnelle des inégalités sociales ». Déjà distinguées par son travail sur le préscolaire, la sociologue a passé en revue, chiffres à l'appui, toutes les étapes par lesquelles est passé le système éducatif national mais aussi l'enseignement supérieur et surtout l'enseignement professionnel, un secteur qui a fini par être doté d'un ministère de la Formation professionnelle et d'un Conseil national de la formation. Elle s'interroge sur la non-valorisation (ou mépris) du travail manuel au sein de la société tout en rendant compte de l'existence des collèges d'enseignement technique durant la première période postindépendance. Elle relèvera, cependant, qu'après 1980 le qualificatif polytechnique allait graduellement disparaître du paysage éducatif national. Ce « manque de considération pour le technique que la société partage » est l'une des hypothèses avancées par Mme Remaoun pour expliquer l'échec des politiques menées jusque-là avec l'idée que « les gouvernants se soucient de l'identité plutôt que du travail ». Considérations néolibérales Sur un autre plan, en proposant des Etats généraux de l'éducation, une sorte de « congrès de la Soummam » de l'éducation mais à une échelle maghrébine, Aïssa Kadri, plus conscient des enjeux, introduit en même temps l'idée de l'implication des acteurs concernés par le système éducatif et le concept de mondialisation tel qu'il est prôné et auquel il faut résister. Cette idée est pour lui d'autant plus pertinente que la période vécue en Algérie est instable du fait que les rapports de force politiques se télescopent de telle manière qu'au sommet de la hiérarchie on n'arrive pas à trancher sur les choix. Cette affirmation trouve son illustration dans le témoignage et l'intervention dans le débat de Hassan Remaoun, historien, chercheur qui a été un des 160 membres de la commission installée pour la réforme du secteur éducatif. « Nous avons travaillé pendant une année et, non seulement nous avions eu énormément de difficultés pour arriver à un consensus du fait que la commission est traversée par des courants idéologiques divers, mais le fait est que ce rapport remis pour approbation a été complètement ignoré. » Pour Aïssa Kadri, « le système d'enseignement est en crise ouverte et, submergé par les considérations néolibérales imposées depuis le début des années 1990 par la mondialisation, il avance en catimini, de façon non transparente, sans évaluation, sans bilan, et les modifications apportées se font toujours sans associer les principaux acteurs ». Revenant sur la manipulation des chiffres, souvent prônés par les pouvoirs publics pour faire valoir certaines avancées, il déclare : « Il ne faut pas faire dire aux statistiques n'importe quoi. » A titre indicatif, au sujet de la féminisation à l'université (130 filles pour 100 garçons ave 91 filles pour 100 garçons au lycée), il explique que, pris en lui-même, le chiffre rend compte effectivement d'une avancée sociale mais on oublie que cette féminisation s'accompagne d'une dévalorisation des débouchés pour ces femmes. Significatif en termes de recul est par contre le fait que la dépense par enfant scolarisé passe de 2000 dollars à 1200 dollars actuellement. Le directeur de l'Institut Maghreb-Europe tient compte de l'historicité de l'école, un héritage colonial pour le cas de l'Algérie qui puise ses fondements avec Jules Ferry dans les idées de la République française. « L'école est une forme urbaine, moderne, née avec le capitalisme et qui s'est lentement autonomisée », explique le sociologue qui pense qu' « après l'indépendance et le départ en 1969 des instituteurs français, l'école algérienne assistera à l'extension du processus d'arabisation, à la massification qui occulte les inégalités sociales par l'effet du nombre et à l'idéologisation avec l'instrumentalisation de la langue arabe ». Un système en perpétuelles réformes Pour lui, et c'est le cas pour tous les pays du monde, le système éducatif est toujours en réforme. Il énumère trois fonctions qui entrent en jeu : historiciste, économiste et démocratique pour dire, sans doute pour expliquer l'échec de ce qui a été entrepris jusque-là, qu'« il n'y a pas de moment où ces trois fonctions coexistent ». Selon les cas, les difficultés proviennent du fait que les réformes sont réinterprétées mais pas adaptées par le système éducatif et que les groupes sociaux, au-delà de ceux qui dominent, sont porteurs d'intérêts divergents. Au sujet des aspects économiques, il met en évidence le fait que le système économique avance beaucoup plus rapidement que le système éducatif miné par une force d'inertie. Une remise en cause donc de l'illusion qui consiste à vouloir adapter l'enseignement aux besoins de l'économie car, avance-t-il, « les savoirs stratégiques sont les savoirs abstraits ». « On forme pour une division sociale du travail et pas seulement pour une division technique », soutient-il encore en évoquant les diplômés chômeurs comme conséquence du décalage entre la certification et la qualification. Au sujet de la fonction égalitaire, démocratique, M. Kadri parle de « chances conditionnelles d'accès », en référence aux groupes sociaux et soutient que l'occultation de cette appartenance peut, elle-même, générer des inégalités. Ce qui l'a amené à considérer que « les pédagogies les plus autoritaires sont les plus démocratiques ». La fuite des compétences est également un des aspects relevés par le conférencier qui atteste que les « cerveaux » étrangers rapportent 17 milliards de dollars annuellement aux Etats-Unis. C'était pour évoquer, pour le cas de l'Algérie, la cassure entre les universitaires restés au pays et ceux qui ont émigré contrairement aux situations dans les pays comme l'Inde ou la Chine où les compétences sont partagées entre le pays d'origine et le pays d'accueil. La chasse aux cerveaux des pays du Tiers-Monde est une stratégie adoptée par les pays développés qui, parfois, entrent même en concurrence en favorisant l'émergence de grandes écoles performantes ou des systèmes pour un recrutement à la source. « Un secteur à vocation migratoire », résume M. Kadri qui, avec l'ironie sur « la ''Mc Donalisation'' de l'école », prévient des conséquences pour le pays d'adopter le principe de « la marchandisation des savoirs » né de la mondialisation.