C'est une urgence politique. » Aïssa Kadri, directeur de l'Institut Maghreb-Europe, et à ses côtés les meilleurs sociologues de l'éducation, des enseignants et d'autres chercheurs appellent avec force à la réflexion pour un nouveau système éducatif. Réunis hier à Bouzaréah à l'initiative de l'Association algérienne pour le développement de la recherche en sciences sociales, ils ont échangé leurs points de vue autour du thème « Mondialisation et éducation ». Cette rencontre fut surtout l'occasion de constater l'échec du système éducatif algérien, réformé sans les principaux concernés et sans coordination, et d'appeler à sa refonte, « cruciale pour les générations à venir ». Nous les avons interrogés sur les grands défis que l'école devra relever dans les dix ans à venir. Dans cet énorme chantier, cinq grandes orientations se dégagent. Protéger les jeunes générations d'une école calquée sur une société mercantile Le problème est récurrent dans les pays en voie de développement : sous prétexte d'aller vite, de mettre en place un système qui ne coûte pas cher, les systèmes proposent « un enseignement au rabais », comme le qualifie Mustapha Haddab, professeur spécialiste en sociologie de l'éducation. Ses confrères sont d'accord avec lui : il faut une réflexion globale sur le rôle du système éducatif, sur les valeurs et les représentations qu'il doit transmettre. Que veut-on former : des citoyens ou des consommateurs ? « On croit arriver directement à la modernité sans passer par les étapes intermédiaires qui sont des étapes de culture désintéressée. Il faut que tout soit utilisable ou rentable. Or avec l'éducation, on ne peut pas tricher. » Et Aïssa Kadri d'ajouter : « De toute manière, aucune société ne peut prévoir à vingt ou trente ans quelles seront ses exigences. Les systèmes éducatifs sont ancrés dans l'histoire et vont moins vite que les transformations technologiques. » Former le corps enseignant à une vraie culture pédagogique Quelle doit être la culture de l'enseignant ? Pour l'instant, les experts reconnaissent que la question n'est pas vraiment posée. Une chose semble sûre : la formation professionnelle et le recrutement des enseignants ont aussi, et peut-être même en priorité, besoin d'être revus. Entre autres, relancer la recherche pédagogique au lieu d'appliquer des recettes prescrites ailleurs — le LMD pour ne citer que lui —, car les enseignants ne doivent pas être des transmetteurs de savoir automatiques. « Cela va prendre du temps, précise Mustapha Haddab. Mais il faut voir la réalité en face : ce ne sont pas dix jours de stage ou des recrutements à partir de la licence qui règlent les problèmes. On a pensé qu'un niveau universitaire suffirait à faire un bon enseignant. Or si c'est nécessaire, ce n'est pas suffisant. Il faut aussi des convictions, une certaine stabilité, une ouverture d'esprit… » Faire de l'accès à l'éducation pour tous un réel facteur d'égalité Pour certains sociologues comme Aïssa Kadri, le développement de la scolarisation a permis de cacher les vrais problèmes, les statistiques servant à valoriser l'aspect quantitatif au détriment de l'aspect qualitatif de l'enseignement. « C'est particulièrement criant pour le taux de réussite au bac, illustre-t-il. De 68% dans les années 1970, il a baissé à 25% dans les années 1980 pour remonter à 50%. On fait une fixation sur les taux mais on ne se demande pas si les savoirs exigés pour accéder à l'enseignement supérieur sont de bonne qualité. C'est la même chose pour le taux de féminisation. Certes, il est de plus 60% à l'université mais parce que les femmes s'y trouvent reléguées. La preuve : le taux d'activité féminine en Algérie est un des plus bas du Maghreb ! » Autre constat : moins de 30% d'une classe d'âge passent le bac et plus de 500 000 jeunes sortent de l'école avant l'épreuve sans savoir ce qu'ils deviennent. Conclusion : l'accès à l'éducation doit renouer avec son rôle premier, le gommage des inégalités. Faire de l'arabe une véritable langue d'enseignement La réforme a introduit le recours à la symbolique universelle (opération écrite de droite à gauche) dans les disciplines scientifiques (maths, physique) de sorte que même si l'enseignement est fait en arabe, les élèves ne seront pas déphasés dans le cadre d'une société mondialisée. Problème : le hiatus demeure pour les sciences humaines, enseignées en arabe jusqu'au bac, puis en français à l'université. « C'est un souci majeur, admet un chercheur, que la réforme compte résoudre en formant convenablement l'élève dans toutes les matières, notamment en développant un esprit critique… de sorte à ce qu'il puisse suivre un cursus spécialisé en français. » Pour Aïssa Kadri, le problème vient surtout de la capacité de la langue à évoluer, à accepter les mots extérieurs et à résister à la tentation actuelle de la sacraliser. Finalement, ce n'est pas la langue qui est incriminée mais les conditions sociopédagogiques dans laquelle elle est enseignée. Désidéologiser les contenus de l'enseignement « En Algérie, le système éducatif remplit une fonction de contrôle politique et idéologique, remarque Aïssa Kadri. Pourquoi ? Parce qu'à la base, les porteurs du projet d'arabisation ont été formés dans des établissements traditionnels, par des gens formatés, nostalgiques de Médine, à la pensée conservatrice. » Mustapha Haddab partage le même avis : « Il n'y a aucun consensus sur les contenus, décidés uniquement sur des considérations d'ordre idéologique et culturel. » Le défi : laisser plus de place à la tolérance et à la diversité, en enseignant, par exemple, toutes les religions. « Le Liban, et en partie l'Egypte, y sont bien arrivés… », conclut Aïssa Kadri. Chronologie d'une faillite 1962-1976. Le système éducatif reproduit le modèle français. Porté par la coopération, il ne concerne que la petite bourgeoisie. Aujourd'hui, le pays tient essentiellement avec les cadres de cette génération. 1976-1988. La scolarisation se développe, touchant surtout les classes populaires. Pour certains sociologues, cette massification masque de graves dysfonctionnements. 1988-2007. Le système éducatif s'érode. Les experts relèvent une désaffection pour les études. Les valeurs de la société - gain facile, non-valorisation du travail, monnayage des diplômes - ont infiltré le système scolaire. Propos : La réforme du français de 2003 est-elle un exemple à suivre ? Fatma Ferhani, ancienne inspectrice de l'éducation, chercheur en didactique des langues « Si l'on regarde les textes, oui. D'abord, ils prévoient que l'apprentissage du français commence plus tôt, en troisième année au lieu de la quatrième. Ensuite, les programmes sont bâtis sur des compétences à maîtriser. En clair : on ne demande plus à l'élève de reproduire des modèles, on lui fait faire les choses. Cette politique induit donc une nouvelle méthode d'apprentissage. Il est par exemple demandé à l'élève de travailler en dehors de la classe : en lisant ou en faisant des recherches sur internet. Enfin, les textes ont aussi repensé les manuels, où sont abandonnés les extraits d'œuvres au profit de textes longs (comme des nouvelles complètes d'auteurs de tous les pays). Les textes sont donc porteurs d'espoir et de développement. Il y est dit : ‘'Une langue maîtrisée est un atout pour la réussite professionnelle et le moyen de connaître l'autre à travers une réflexion sur l'identité/altérité''. Reste à voir l'application qui en est faite sur le terrain… » « Attention aux critiques trop faciles » Mustapha Haddab, professeur spécialiste en sociologie de l'éducation « On incrimine parfois un peu rapidement le système éducatif. Il est par exemple facile de dire que les manuels scolaires sont mauvais mais il existe des ouvrages parascolaires de très bonne qualité. Le système n'est pas complètement inopérant : il y a aujourd'hui suffisamment d'établissements, le programme de maths pour le secondaire est solide et conséquent, et quand on regarde les produits de l'école, il est possible de réussir. Certains s'en sortent brillamment. Bref, on met beaucoup de choses sur le dos de l'éducation, mais tout ne relève pas de sa responsabilité. Exemple : le chômage intellectuel existe, aussi le résultat de l'absence de dynamique économique. » Cinq propositions pour l'avenir Aïssa Kadri, directeur de l'Institut Maghreb-Europe (Paris) : Mettre en place des états généraux de l'éducation impliquant tous les acteurs : professionnels de l'enseignement, mais aussi associations de parents d'élèves, partis politiques... Créer un observatoire de l'éducation qui développe des outils statistiques fiables. Repenser les instituts de formation des enseignants et leur recrutement. Créer des pôles universitaires en fonction des besoins locaux. Actuellement, 17 universités de l'est proposent du droit. Spécialisons plutôt l'université d'Annaba sur l'environnement, celle d'Adrar sur l'Afrique, celle de Khenchela sur l'histoire du patrimoine, etc. Cibler des espaces prioritaires d'éducation. Un peu comme l'ont été pensées les zones d'éducation prioritaire en France dans les années 1980. En zone rurale, investir financièrement et humainement (enseignants, personnel de santé) sur des établissements pilotes.