Dounia Bouzar est anthropologue du fait religieux, experte pour l'Union européenne sur la prévention de l'intégrisme, chargée de recherche à la Protection judiciaire de la jeunesse, consultante auprès de Dynamique diversité et de paroles de femmes... Elle a été désignée par le Time Magazine « héroïne européenne » pour son travail novateur sur l'Islam et vient d'être nommée Chevalier de l'ordre des Palmes académiques. Elle est auteure de plusieurs ouvrages dont L'intégrisme, l'Islam et nous, on a tout faux !, qui vient de paraître chez Plon. L'intégrisme, l'Islam et nous, on a tout faux, à qui s'adresse ce constat ? Qui vise-t-il ? Ce constat vise le débat public en France, et au-delà de la France, les discours politiques, institutionnels et médiatiques européens, voire ceux d'une bonne partie de la planète. En Occident, on se représente encore l'Islam, de manière consciente ou non, comme la religion des autres, la religion des indigènes qu'il fallait civiliser. Quand bien même les musulmans s'évertuent à dire qu'il n'a rien à voir avec l'Islam, l'intégrisme renforce cette représentation, et, partant, les Occidentaux laissent les intégristes poser les postulats du débat et reprennent leur définition. Présenter l'intégrisme comme l'application littérale de l'Islam, c'est se fourvoyer d'emblée. Cette erreur sert l'intégrisme, puisqu'elle fait l'économie des procédés et des raisons d'endoctrinement. L'intégrisme, c'est d'abord un processus d'extension externe et de purification interne. Et il instrumentalise l'Islam pour ce faire. Il pourrait utiliser n'importe quelle autre religion, et même une idéologie politique. Il n'est donc pas question de Dieu dans ce processus parce qu'il ne s'agit pas de se soumettre à une religion mais de s'approprier l'autorité de cette religion en son nom propre pour s'ériger soi-même en autorité au-dessus de tous les autres hommes. Vous distinguez l'intégriste de l'islamiste. Qu'est-ce qui caractérise l'un et l'autre ? L'islamiste c'est un musulman qui considère l'Islam non pas comme une religion, mais comme système social, c'est le fameux : « Le Coran est notre constitution », un Islam qui gère tout, qui a réponse à tout et qui a tout inventé. Pour l'islamiste, s'il y a des injustices dans le monde musulman, c'est parce qu'on n'a pas appliqué l'Islam à la lettre comme on aurait dû le faire. L'islamiste n'est pas forcément violent, au contraire, il peut se mêler aux autres et retrouver des valeurs communes, simplement quand il est face à quelqu'un de très bien, il dira que c'est un musulman qui s'ignore. L'intégriste réduit la religion à une frontière, à un code qui sépare strictement les uns des autres. L'intégriste, notamment en France, n'a pas de vrai projet politique construit. Son seul programme c'est l'extermination de ceux qui ne pensent pas comme lui. L'islamiste a une grille d'analyse politique et son objectif final est de convaincre tout le monde que l'Islam est le meilleur moyen de faire régner la bonne société. On peut être islamiste sans être intégriste, on peut être intégriste sans être islamiste et on peut être les deux. Lequel des deux serait le plus pernicieux, voire le plus dangereux : l'islamisme ou l'intégrisme ? Je pense que l'islamisme comme l'intégrisme, in fine, est dangereux pour le vivre ensemble, tout simplement parce qu'il considère que la religion contient la vérité. Dès lors qu'on estime qu'un texte religieux détient la vérité, on devient dangereux un jour ou l'autre parce qu'on va vouloir que tous les êtres humains passent par ce texte pour accéder à la vérité. Le texte fait séparation et cela mène forcément à une vision du monde totalitaire. A propos d'intégrisme, vous parlez de sectarisme et de gourous. L'intégrisme peut-il être comparé à une secte ? Complètement. C'est une secte fascisante qui redéfinit, par exemple, les frontières du jeune entre lui-même et son entourage, entre lui et le temps, entre lui et l'espace. Le jeune n'a plus de temps à lui, n'a plus d'espace à lui, tout doit se voir, même la relation intime avec Dieu. Cela consiste à briser le « je » dans le « nous ». Dans mon livre, je montre que le discours fait autorité uniquement sur des jeunes qui se sentent de nulle part. Le jeune qui vit en France et qui se sent d'origine algérienne, marocaine, iranienne, allemande, française… d'appartenance locale aussi, marseillaise, roubaisienne…, ethnique, est protégé de l'intégrisme. Dans un quartier comme la Goutte d'Or, vous trouvez du trafic de drogue, du banditisme, de la prostitution, mais pas d'intégrisme. Parce que les jeunes issus de 62 nationalités différentes se sentent « de la Goutte d'Or ». C'est leur territoire. Il n'y a qu'à observer les Tags le long des voies du RER pour s'en persuader. Les jeunes se sont inscrits dans ce territoire. Le discours intégriste propose aux jeunes un espace de substitution virtuel au-dessus de tous les autres pays, des territoires. Il leur dit : « Vous vous sentez de nulle part, mais en vérité, Dieu vous a élus pour être supérieurs aux Arabes, aux Américains, aux Européens ». Il transforme le manque en supériorité, or ces jeunes sont à la recherche de l'extase et de la toute puissance. L'intégrisme recrée un passé mythifié et manipulé. Pour réactualiser l'époque de la Création du monde — donc de l'avènement de l'Islam —, les intégristes effacent toutes les histoires de toutes les sociétés en se ressourçant directement au temps de la révélation, comme si, depuis, rien n'avait existé. Vous battez en brèche l'idée largement répandue selon laquelle le communautarisme serait un terreau de l'intégrisme Ces jeunes-là se font accrocher parce qu'ils sont déracinés, parce qu'ils ont grandi dans des trous de mémoire et sont pris en charge sans aucune régulation clanique. Des jeunes qui n'ont pas intériorisé le bien-fondé de la limite qui permet de vivre avec les autres. Le discours intégriste attrape ce que j'appelle des « particules volantes », par internet à 99%. Ils ne se rencontrent physiquement qu'une fois endoctrinés. Comment prévenir ce risque et qui en a la charge ? Pour affaiblir l'intégrisme, nous devons lui ôter sa justification religieuse. La formation des imams en France est une nécessité, mais elle ne réglera rien du problème de l'intégrisme, parce que les intégristes n'ont que faire de Dieu, ce qu'ils veulent c'est prendre sa place. Ils n'ont rien à faire des discussions théologiques. Il s'agit de désamorcer les raisons qui font que le jeune cherche la Toute-Puissance. Réancrer ce jeune dans un territoire c'est très important ; travailler sur les trous de mémoire. Travaillons sur la place et la dignité des jeunes, parce que celui qui veut toute la place, c'est celui qui n'a pas de place. Travaillons aussi sur les papas. Aidons-les à retrouver leur dignité. On a soutenu les mamans en se disant « les pauvres elles sont enfermées, elles sont maltraitées ». Et du coup, les pères n'arrivent plus à faire autorité auprès de leurs enfants et à leur faire respecter des règles ! Cela aussi permet aux prédicateurs-gourous de faire ce qu'ils veulent sur des enfants qui ne respectent plus leurs pères déchus et recherchent la Toute-Puissance ! Des papas et des mamans interviennent dans des forums Internet ou m'écrivent directement pour exprimer leur désarroi et me dire qu'ils ne savent plus quoi faire face à leur fils endoctriné, qu'ils sont seuls, qu'ils ne savent pas à qui ils peuvent parler. Je suis en train de mettre en place une cellule qui sera ouverte aussi bien aux parents qu'aux intervenants sociaux ou aux policiers, pour leur donner des repères dans leur conduite face à ces jeunes. Faut-il parler d'Islam en France ou d'Islam de France ? L'Islam n'est-il pas un, quel que soit le pays où l'on se trouve ? Bien sûr que l'Islam est un dans la mesure où il doit faire sens dans le cœur des hommes à n'importe quel siècle et à n'importe quel lieu. C'est le principe de l'Islam, mais il n'est pas toujours transmis comme cela par de nombreux imams. Les interprétations du Coran ont été sacralisées, et chacun veut imposer sa vérité de l'Islam. En France, on a pris l'habitude, pour retrouver un espace de liberté, de dire que ce sera l'Islam de France. Tout simplement parce qu'on en a un peu marre que les musulmans non français et que les Français non musulmans viennent nous dicter notre Islam. Nous, qui sommes à la fois Français et musulmans, nous disons aux uns et aux autres : « On est la première génération, à la fois Français et musulmans, laissez-nous construire notre rapport avec l'Islam ». Cela ne veut pas dire que c'est un Islam spécifique. La grande majorité de cette génération de Français de confession musulmane qui ont appris à dire « je » veut être normalisée, que l'on puisse comprendre que l'Islam c'est une partie du patrimoine français, qu'on peut être musulman pratiquant et qu'on peut être dans le même temps républicain et démocrate, qu'il n'y a pas d'incompatibilité. Notre plus grande demande c'est qu'on accepte l'idée que l'Islam est comme les autres religions, qu'il ne détermine pas l'individu, c'est exactement le contraire. C'est l'individu qui, avec ses autres paramètres culturels et économiques, va déterminer la façon dont il va comprendre sa religion. En France, on aura aussi les musulmans qu'on mérite