La commémoration du 1er novembre aura encore une fois fait l'impasse sur des symboles fondateurs. Pour Mostaganem, ces symboles de novembre ont un lieu commun : c'est le cimetière de Sidi Ali. Perché sur ce mamelon du Dahra, c'est incontestablement l'endroit qui aura par deux fois et à 50 ans d'intervalle, marqué de façons sanglante et indélébile la tragédie algérienne. Faite de luttes et de trahisons, de résistance et de concussions, de morts et de victoires. La première fois, c'était le 1er novembre 1954. Quelques minutes avant l'heure fatidique, lorsque mis à nus par l'arrivée impromptue de deux européens -qui venaient d'être attaqués par armes à feu près d'une ferme par les premiers combattants de la liberté-, ils donnèrent l'alerte à la gendarmerie que Benabdelmalek Ramdane et ses compagnons projetaient d'attaquer à minuit, signant ainsi les premiers coups de feu de Novembre. Ils durent alors se résigner à avancer l'heure de l'attaque qui se soldera par la mort de Laurent François qui venait donner l'alerte, et le retrait des moudjahiddines vers le lieu de repli situé dans les gorges de Ouillis. Traqués puis dénoncés par des traîtres, ils seront les premiers combattants à tomber au champ d'honneur le 4 novembre. Leurs dépouilles reposeront en ce lieu jusqu'à cette journée fatidique du 1er novembre 1994. Brahim Bengayou, le wali de l'époque, optera pour organiser une cérémonie de regroupement d'une quinzaine de sépultures éparpillées dans la région, dont celles de Benabdelmalek Ramdane, au cimetière de Sidi Ali. La veille, malgré les consignes de sécurité, l'information avait été ébruitée et parvint au niveau d'un groupe terroriste. En fin de journée, après avoir ligoté le gardien du cimetière, le groupe placera une bonbonne de gaz truffée de morceaux de ferrailles à l'endroit où devait se tenir le cérémonial de l'enterrement des valeureux martyrs de Novembre. Le 31 octobre, à minuit, levée des couleurs sur l'esplanade de la mairie de Mostaganem. Aux quelques rares officiels ainsi qu'un détachement de l'ANP, s'était joint un groupe de jeunes scouts du faoudj de St Jules, le quartier d'à côté. Accompagné du vétéran Ahmed Boualem, le groupe se composait de pas moins de 5 de ses enfants. Après la levée des couleurs et les salves des soldats de l'ANP, avec à leur tête le colonel Bentaous, aujourd'hui à la retraite, la cérémonie commémorative prenait fin. Elle sera suivie d'une autre cérémonie de levée des couleurs et dépôt d'une gerbe de fleurs, le lendemain, à 8 heures du matin. Les scouts étaient également invités à cette cérémonie matinale. Afin de ne pas trop se disperser, ils dormiront au local de St Jules qu'un véhicule blindé surveillera durant toute la nuit. Réveillés en trombe par Ahmed Boualem qui leur avait ramené depuis sa maison, un petit déjeuner, les scouts étaient tout excités à l'idée de revenir sur l'esplanade de la mairie prendre part au cérémonial. Tout comme la veille, seuls quelques officiels étaient présents. La direction des moudjahidines, à sa tête le dynamique Moumen, avait pris soins d'inviter les anciens combattants afin qu'ils se joignent au cortège officiel et participent à l'enterrement de leurs compagnons tombés au champ d'honneur. Un bus avait été réquisitionné à cet effet. Très rapidement, l'idée d'y embarquer les fringants scouts de St Jules fera son chemin. Après tout, cela leur ferait une superbe promenade, eux qui étaient sevrés de sorties champêtres depuis l'émergence des maquis islamistes. Ce jour là, le cimetière était bondé de monde. Dans la précipitation, personne n'avait remarqué qu'un arbuste avait été planté à la hâte. Sous la terre fraîchement retournée, la bombe attendait froidement le moment propice pour faucher la foule. C'est à l'instant où les premières sépultures des martyrs de novembre 54 retrouvaient la terre pour laquelle ils avaient combattus qu'une énorme déflagration fera trembler le sol. La stèle inachevée Croyant à une salve d'honneur des djounouds de l'ANP, Ahmed Boualem et ses compagnons furent pris de stupeur lorsque la poussière soulevée par l'engin commencera à retomber sur leur tête. Puis soudain, les cris de douleurs des jeunes scouts de Mostaganem et de Sidi Ali que les morceaux de ferraille projetés par le souffle avaient atteint de plein fouet. Sous l'œil hagard de la caméra de l'ENTV les premiers corps déchiquetés et ensanglantés étaient évacués vers le petit hôpital. Mais très vite on se rendra compte de l'ampleur du massacre. Ils seront plus d'une trentaine à avoir été blessés dont 4 succomberont. Ces scènes d'horreur feront le tour de la planète. Leur impact fut tel que les nombreux partisans de l'abject « qui tue qui » finiront par reconnaître l'origine du mal, ses auteurs et ses commanditaires. Encore une fois, novembre à Sidi Ali aura été un lieu où les symboles du combat libérateur d'hier, représentés par ces 15 sépultures de martyrs, se seront imprégnées du sang des jeunes scouts pour qui novembre n'est pas qu'une halte. Novembre à Sidi Ali, ce sont les cendres de Benabdelmalek Ramdane et de ses anonymes compagnons qui s'abreuvent un court instant, du sang et de la chair de ces enfants dont le plus âgé avait à peine 12 ans. Si les blessés, dont certains seront amputés à jamais, auront été éparpillés à travers des familles d'accueils de France mais aussi d'Algérie, les 4 martyrs- Mehdi Boualem (9 ans), Mohamed Hachelaf (8 ans), Mohamed Chawki Ayachi (7 ans) et Abdallah Chouarfia (12 ans)-, du groupe de St Jules, sont enterrés dans un minuscule carré au niveau du cimetière de Sidi Benhaoua. L'endroit qui était jadis pavoisé à l'occasion du 1er novembre, donne l'image d'une désolation et d'un méprisable abandon. D'après Ahmed Boualem, depuis 5 ans, aucune autorité n'aura pris soins d'y venir déposer la moindre gerbe ni entretenir la flamme par un simple badigeonnage à la chaux. Juste pour éloigner les mauvais esprits qui seraient tentés de flouer autrement que par les larmes, le message de ces enfants martyrs. Face à la moquée de St Jules, sur la minuscule placette, l'APC avait entamé la construction d'une stèle commémorative. Sans jamais la finir. Autant de mépris à la mémoire des ces frêles victimes d'une barbarie sanguinaire ne peut pas s'expliquer que par l'amnésie. Il y a longtemps que les symboles de novembre n'ont plus droit aux égards des jeunes générations. Car ils ne sont que les témoins éternels de nos rudes batailles. Au cimetière de Sidi Benhaoua, il était bien seul, en ce doux matin de novembre, notre ami Boualem dont toute la famille ne vit plus que dans les douloureux souvenirs. L'arrivée de la veuve d'un policier qui venait arroser le frêle géranium, ne fera qu'accentuer sa tristesse. A trois, il n'était pas facile de porter toute la détresse du monde. Ce n'est qu'en arrachant avec détermination les mauvaises herbes qui envahissent le minuscule carré, que Boualem parvenait à contenir sa colère. Il se rappellera un détail d'importance, les 4 martyrs de Sidi Ali avaient été enterrés dans leurs uniformes flambants neufs que la poussière des martyrs de novembre est venue couvrir d'un linceul invisible.