Depuis le début des années 1980, et plus particulièrement après la perte de la capitalisation technologique accumulée à l'expérience du séisme de Chlef, on ne peut qu'être inquiet par l'inexorable dégradation observée quant à la perception de l'acte de construire dans les « règles de l'art » tout court et dans un « contexte sismique », plus spécialement. L'illustration emblématique de cette dégradation est l'ampleur des dégâts du séisme du 21/05/2003 de Boumerdès et son point d'orgue est l'exploitation insolite et choquante par le récent procès qui lui a été consacré, pour en être, semble-t-il, l'épilogue. A propos de la catastrophe du 21/05/2003, il faut préciser que le séisme est un sujet scientifique trop complexe pour être pris comme thème de débats dans un prétoire et encore moins donner lieu à recherche de présomption de responsabilité d'un quelconque actant dans la construction à quelque titre que ce soit dans l'état actuel de la pratique de la construction, en général, et dans le contexte sismique algérien, en particulier. En tout état de cause, il ressort avec évidence des éléments recueillis ici et là, notamment à travers les éléments du procès tels que relatés par la presse, que la puissance publique a une perception floue du traitement de la question des dispositions spécifiques requises pour la « gestion » du contexte sismique. La présente contribution a pour objet d'apporter les éléments de lisibilité sur le sujet. Antinomie de la déclaratioin de catastrophe naturelle et de procès La déclaration de « catastrophe naturelle » par la puissance publique est le constat consécutif à un évènement dit « imprévisible par sa nature », d'une part, et dont les conséquences dévastatrices ont dépassé toute prévision de risque « contenable par ses effets », d'autre part. Cette déclaration est par définition et de façon universelle « antinomique » à la notion de « procès » la catastrophe naturelle causée par un séisme majeur exonérant la responsabilité des personnes par ses caractères d'imprévisibilité, d'extériorité, et d'irrésistibilité. Quelle validité scientifique du ou des rapports base au procès ? Les effets des séismes étant dus et liés au niveau de vulnérabilité ou capacités du couple indissociable « qualités géodynamiques des sols spécifiques (algériens) ; types de structures » dans leurs aptitudes à répondre correctement aux sollicitations à dissiper l'énergie du séisme transmise par la propagation des ondes sismiques à travers les différents types de roches et sols, les expertises en la matière sont le fait d'équipes de spécialistes chevronnés, dont l'exigence première est la parfaite maîtrise de ces mécanismes, en répondant, par ailleurs, à des profils spécifiques (assimilables à ceux des experts de crashs d'avions, exemple : Bureau enquêtes accidents) et comportant enfin dans leur composition humaine des géophysiciens, des spécialistes de mécanique de sols, de dynamique de structures, etc. Leurs travaux demandent des investigations approfondies et parfois très longues, et les hypothèses ou thèses formulées à l'issue de leur mission obéissent à des critères de validation scientifique et d'homologation et à une éthique spécifiques. Les éléments qui ressortent de ce procès dénotent que (le ou) les rapports commandités pour la circonstance, dont l'objectivité et la neutralité sont, de la sorte, sujettes à caution, ne répondent pas à ces critères. Cette observation se trouve amplement confirmée par le fait que l'appréciation de leur contenu a été soumise à la procédure de droit commun d'expertises (1) contre-expertises dont on voit bien qu'elle est inappropriée et inopportune en la circonstance. Perception approximative de la prise en charge de l'atténuation du risque sismique Ce procès s'est déroulé sous les auspices d'une approche confuse des rôles et fonctions des différents acteurs de la construction en se rattachant aux appellations stéréotypées tenant davantage de la sémantique en usage et des pratiques empiriques et approximatives à cause, principalement, de l'inexistence totale, d'une part, des instruments scientifiques et juridiques relevant des attributions de la puissance publique et des procédures techniques et méthodologiques appropriées en « situation sismique » relevant des spécialistes et « hommes de l'art », d'autre part. Le vide sidéral en la matière rend illusoire toute tentative de présomption de responsabilité, même dans un cas des dommages ordinaires et, bien entendu, l'exclut tout à fait dans un contexte sismique. Ajouté à cela, le cloisonnement institutionnel des parties à la puissance publique ne permet pas une vue synoptique des mécanismes et articulations qui traduisent les connaissances scientifiques en applications concrètes jusqu'au « terrain » dans le cadre de « l'atténuation du risque sismique ». Les instruments scientifiques : (qui n'existent pas) Les plans d'exposition aux risques Les plans d'exposition aux risques sont « schématiquement » des POS (Plans d'occupation des sols) (ou PDAU) complétés par juxtaposition par les cartes de tous les risques affectant chaque zone de terrain : inondations, incendies, glissements de terrains, incendies, risques industriels ou environnementaux, sécuritaires, climatiques, nucléaires, et en particulier, (dans le cas de figure) sismiques, etc. Les plans de prévention des risques Découlant des premiers, la puissance publique fixe officiellement pour chaque type de risque ainsi défini, le niveau nominal de sécurité que les maîtres d'ouvrage et autorités publiques doivent légalement et obligatoirement prendre en compte dès le stade de l'étude d'impact et de faisabilité de tout projet pour « atténuer le risque » : cette atténuation pouvant aller depuis l'interdiction totale (pour les inondations ou risques industriels, sécuritaires, sanitaires, nucléaires,... ) à une conception spécifique adaptée. La mise en vigueur des dispositions des plans de préventions des risques ressortie de la promulgation de la loi et des textes d'applications qui en découlent. En l'occurrence pour les séismes, la puissance publique fixe les niveaux d'accélération nominale que le maître d'ouvrage doit imposer par la prise en compte dans le programme du projet, par la maîtrise de l'œuvre ainsi que par les concepteurs et calculateurs dès l'étude d'impact et de faisabilité, puis suivies et vérifiées dans leur application par toutes les parties à la réalisation de l'œuvre durant toutes les phases de l'étude de maîtrise de l'œuvre, de contrôle technique, et d'exécution et certifiées à l'issue de la réception définitive. Les instruments juridiques (qui n'existent pas) La loi sur la maîtrise de l'ouvrage : (cette loi n'existe pas) La loi sur la maîtrise de l'ouvrage (et textes subséquents) a pour objet de définir « le statut juridique du maître de l'ouvrage », et ses relations avec la maîtrise de l'œuvre dans le but de « professionnaliser la fonction de la maîtrise d'ouvrage en définissant son rôle et ses responsabilités et par voie de conséquences et en relation avec la fonction, celles de toutes les parties intervenant dans la réalisation de l'œuvre dont il constitue l'interface unique à travers la maîtrise de l'œuvre. Le maître d'ouvrage assure, au titre de la loi, la fonction charnière pour la maîtrise de la qualité de l'ouvrage, d'une façon générale, et la prise en compte des dispositions parasismiques appropriées telles que définies officiellement par la puissance publique (accélérations nominales et autres dispositions spécifiques) par les plans de prévention des risques et cela, par tous les intervenants directs ou indirects à l'acte d'édification de l'ouvrage. Cette loi n'existant pas, il en résulte : 1) - que n'importe quel « quidam » (personne physique ou morale) peut se prévaloir ou se proclamer du titre de maître d'ouvrage, sans avoir un rapport ni de près ni de loin avec la construction, avec la profession ; les relations « supposées » professionnelles avec les autres intervenants devenant ainsi « de facto » entachées d'irresponsabilités technique et légale ; 2)- que le corollaire de l'inexistence à la fois des instruments scientifiques et du statut juridique de la maîtrise d'ouvrage pour la prise en compte effective du niveau de sécurité nominale non fixée par la puissance publique est que toutes les parties intervenant à l'ouvrage se trouvent ainsi totalement déliées de toute obligation en la matière ; 3) - en définitive l'appellation sémantique de « maître d'ouvrage » en l'état actuel est, de ce point de vue, complètement vidée de son sens ; elle semble contenue et réduite à sa plus simple expression « matérielle », liée uniquement à l'aspect mercantile sans autre formalité : le maître d'ouvrage n'étant que « celui qui figure sur le marché et ordonne les paiements ». La loi sur le contrôle technique de la construction (3) (Cette loi n'existe pas) A condition que toutes les dispositions précédentes soient préalablement satisfaites, la loi sur le contrôle technique a pour objet de définir, à l'instar de la loi précédente, le statut du contrôleur technique et, par voie de conséquence les responsabilités et présomptions de responsabilités de chacun des acteurs à l'acte de construire en les liant notamment aux activités d'assurances, selon des normes spécifiques NFP 03-100. Pour simplifier la loi précédente (maîtrise d'ouvrage) et ce type de loi (contrôle technique), ils définissent les rôles et les responsabilités respectives et les limites de chacun par le biais des missions confiées par le premier au second, en l'occurrence : les missions de base ressortissant de la responsabilité civile décennale (légale et sécurité des personnes pour les constructions achevées) ; les autres missions complémentaires relatives à la sécurité des personnes pour les ERP (Etablissements recevant du public) ; et plus spécialement la mission dite « PS » relative à la sécurité des personnes dans les constructions en cas de séisme. Dans l'état actuel de l'empirisme ambiant, les « maîtres d'ouvrages » proclamés comme tels se considèrent « par habitude » couverts pour tous les risques à partir du moment où ils ont souscrit tout juste aux actes relevant de l'assurance « Responsabilité civile décennale ». En résumé, l'inexistence des instruments scientifiques et juridiques appropriés encadrant les différentes professions liées à la construction, d'une façon générale, et dans une situation dite « sismique », en particulier, non seulement ne permet pas, à l'heure actuelle, et d'un point de vue scientifique de déterminer les présomptions de responsabilités des intervenants (personnes physiques ou morales), mais éloigne encore dans une direction inappropriée toute perspective de prise de conscience salvatrice dans la perception de la problématique, des voies et organisations visant à l'atténuation du risque sismique. L'inexistence de procédures techniques et méthodologiques appropriées à suivre dans un contexte sismique L'absence des dispositifs scientifiques et législatifs décrits précédemment mènent à toutes les dérives et toutes les interprétations qui sont en fait secondaires pour le cas d'un séisme majeur comme celui de 21 mai 2003, car elles font fi de la spécificité des procédures spécifiques de la conception parasismique des constructions. Plus précisément, celles-ci ne se limitent pas seulement à l'application (ou non application) de la réglementation parasismique (qui en constitue un des volets) ni la mise en œuvre (ou non mise en œuvre) de bons matériaux qui sont des facteurs parmi d'autres qui, pris seuls et sortis de leur contexte, ne sont pas des causes déterminantes dans un effondrement dans l'état des lieux actuels de la pratique de la construction (sauf pour des ouvrages « sur mesure »), car souvent le maître d'ouvrage (« appellation sémantique ») construit sur une « assiette de terrain disponible » alors qu'il lui faut construire sur « un sol aux risques connus ». En ce sens, et à la condition préalable que les instruments scientifiques et juridiques mentionnés ci-dessus existent par l'instauration du professionnalisme requis en « situation sismique », les enseignements apportés par les séismes (4) montrent que la protection parasismique n'est pas uniquement une affaire de règlements, de calculs, ou d'études d'ingénierie ou de qualité de matériaux, mais plutôt le résultat de trois démarches coordonnées : Phase A Conception architecturale parasismique par : • une implantation sur un site judicieux au risque connu et mesuré ; • une architecture favorisant un bon comportement sous séismes. Phase B Application des règles parasismiques par : • des dispositions constructives parasismiques ; • un dimensionnement « au séisme » (accélérations nominales fixées par la puissance publique pour le site de la construction projetée). Phase C Exécution de qualité par : • la mise en œuvre de matériaux de bonne qualité ; • l'exécution des travaux dans les « règles de l'art ». L'expérience des experts « es qualité » (cf profil défini plus haut) enseigne, en premier lieu, qu'une construction, même bien calculée sur un mauvais terrain, a toutes les chances de ruine lorsqu'une construction réalisée dans les règles de l'art et le bon sens (commun) et a priori sans avoir fait l'objet de calculs parasismiques mais implantée sur un terrain de bonne qualité, peut parfaitement résister sans trop de dommages ; en second lieu que toutes les meilleures conditions réunies, les règlements ne sont ni parfaits, ou bien tout prévoir à l'avance et que très souvent, ils sont même en retard d'une catastrophe. Eu égard aux éléments de lisibilité ainsi exposés, la première impression saisissante de l'écroulement généralisé en « jeu de lego » des constructions consécutif au séisme de Boumerdès du 21 mai 2003, perçue à l'occasion d'une enquête privée, confirme les observations qui précèdent en révélant, à l'origine, l'existence d'une erreur systémique par la « diversité des maîtres d'ouvrages » (!!!) : on peut y recenser des « maîtres d'ouvrages » institutionnels ou dits « délégués » ; des coopératives immobilières de personnes ; des promoteurs immobiliers de toutes sortes ; des associations religieuses ; des mutuelles,... des « maîtres d'ouvrages » occasionnels et d'autres entités encore n'ayant aucune vocation à l'être, ni au sens qui devrait avoir été défini par les lois ni encore moins avoir été pourvus des connaissances préalables les rendant aptes à assumer les missions requises dans le cadre de l'atténuation du risque sismique. D'une façon universelle un séisme donne lieu à des « enseignements » au sens des avancées de la connaissance dans tous les domaines mais jamais à un procès, car outre les aspects scientifiques et professionnels, la prévention et l'atténuation du risque sismique sont prioritairement une affaire d'une « culture spéciale » de collectivité nationale dans son ensemble. S'agissant de celui de Boumerdès, il faut espérer que la puissance publique puisse s'atteler au plus tôt à l'élaboration d'une véritable stratégie de « prévention et d'atténuation du risque sismique » (et de « situations dites d'urgence ») qui n'a que trop tardé, compte tenu de la perte de capitalisation scientifique, il y a déjà plus de 25 ans, suite au séisme du 10 octobre 1980 de Chlef, et pourvoir subséquemment à l'encadrement législatif correspondant, ne serait-ce que, pour dans un premier temps, réfréner les implantations précipitées, par-ci par-là, d'ouvrages et autres villes nouvelles, et éviter, dans certains cas, « le pire ». L'auteur est : Ingénieur civil Ecole nationale des ponts et chaussées de Paris Notes de renvoi 1) ERP : établissements recevant du public. 2) Centrales nucléaires. 3) référence : Loi 78-12 du 4/01/78 dite loi « Spinetta » (France). 4) Guide de conception parasismique des bâtiments - Eyrolles 2003.