Adrar, chef-lieu de la wilaya du même nom, à 1450 km d'Alger. Le pays est plat et dur, Adrar, « rocaille » en berbère, est un vaste territoire de 400 000 km2, soit l'étendue du Maroc. Avec ses 299 ksour, Adrar — la deuxième plus grande wilaya après Tamanrasset — touche deux pays (la Mauritanie et le Mali) et rassemble 350 000 habitants. Dans la riche capitale du Touat, cause élections, les rues sont en pleine réfection et quelques locaux commerciaux ont été transformés en permanences de partis. Huit listes sont présentes aux APC mais aucune liste indépendante, ce qui explique en partie le peu d'engouement pour ce scrutin. « Faut passer par l'administration, c'est-à-dire surtout el amn », RG et DRS, « pour faire adopter les listes », raconte ce professeur de lettres arabes, qui tente de comprendre pourquoi 96 candidatures ont été rejetées. Pourtant, si aux dernières communales de 2002 le RND avait pris 5 sièges et le FLN 4, aux dernières législatives, les électeurs d'Adrar avaient voté massivement pour les indépendants, obtenant ainsi la moitié des 4 sièges octroyés à la région. « On nous dit de voter pour donner plus de prérogatives aux mairies, pourquoi les leur a-t-on alors enlevées au profit de la wilaya ? », se demande Tayeb, 35 ans, technicien à l'hôpital de la ville et surpolitisé. « Si la commune ne marche pas, rien ne peut marcher, ni la wilaya ni l'Etat », poursuit-il. Dans un quartier de la ville, les huit partis passent en boucle les discours de leurs leaders, entrecoupés de musique locale. Tous ? Non. Au Parti des travailleurs, pas de discours. « On attend la K7 d'Alger », explique sérieusement un militant arrivé avec son enfant dans une poussette. C'est pourtant ce parti qui peut créer la surprise à Adrar. « Seul le PT parle de pétrole et de travail », explique ce militant issu du FLN et qui en a marre du consensus. Pour une ville comme Adrar, où le chômage atteint des pics inquiétants, le sujet est d'importance. Les partis classiques n'osent pas faire le lien entre les dizaines de bases pétrolières présentes autour et le chômage. Le sujet est sensible mais le PT n'a pas peur de réclamer la part de travail des hydrocarbures. Même si en haut, on n'aime pas trop parler de ces bases qui narguent les chômeurs, en préférant mollement reconduire les listes des partis de l'alliance. Tayeb, enfant du quartier, en sait quelque chose. « Si la politique est l'art du costume sur mesure, Bouteflika est le maître des tailleurs. » Mais In Belbel, vous connaissez ? « On en entend parler, c'est loin, en haut du plateau. » Daïra de Aoulef, wilaya d'Adrar. A 250 km du chef-lieu, Aoulef semble endormie. Dans cette daïra, l'une des onze de la wilaya, l'ambiance est différente. Les élections se jouent à guichets fermés, les alliances se tissant dans les maisons. Au marché, la sardine est à 100 DA et vient de Ghazaouet par camion frigo. « Oui oui, elle est moins chère qu'à Alger », confirme le vendeur, assis au-dessous du panneau des affiches électorales. « Voter ? Non ». Si le scrutin ne passionne pas les foules, les autres nouvelles vont vite. Une petite fille est morte, renversée par une voiture. L'accident va être réglé entre gens de Aoulef, le coupable va payer, un peu d'argent à la famille et tout va rentrer dans l'ordre. Un ministre va venir demain. Il serait déjà à Adrar. Qui ? « Le ministre des Sports, je crois. Ou celui du Tourisme », répond un officier de police dans son costume civil. Au café, il y a encore des affiches des dernières législatives et une voiture bardée d'affiches FLN est à l'arrêt. « Je connais celui-là », explique un passant, en montrant une tête sur la liste. « Celui-là est un escroc », ajoute un autre curieux venu s'enquérir de la liste collée sur l'avant de la voiture. Car ici, on ne vote pas pour des partis mais pour des hommes, comme l'explique Hammou, installateur TV apolitique mais dont toute la famille est au FLN : « Le cadre n'est pas important, on connaît les hommes, c'est tout. » Pourtant, il y a bien un problème, celui que pose le FNA de Moussa Touati, qui joue sur l'antagonisme Blancs-Noirs, expliquant aux descendants de harratines qu'ils doivent s'organiser et revendiquer, qu'en Amérique les Noirs ont eu gain de cause et sont reconnus. « Pas bon ça », explique encore Hammou. Le discours est d'autant plus dangereux qu'il porte, le FNA ayant déjà raflé 11 sièges dans les 28 dernières APC. A Aoulef, entre Jouads (Blancs), on en parle discrètement : « Il faut faire quelque chose. » Le lendemain, la sardine s'est bien vendue. Non, le ministre n'est pas venu. Hammou relativise tous les débats politiques : « L'essentiel, c'est que la semoule arrive. » L'officier de police acquiesce d'un signe de tête. Mais In Belbel, vous connaissez ? « Je n'y suis jamais allé, la piste est trop difficile. » 2000 DA pour une voix Commune de Timokten, daïra de Aoulef, wilaya d'Adrar. L'une des 28 communes, la 4e plus grande de la wilaya. Le débat semble clos. La liste du FLN est donnée gagnante et pour les plus récalcitrants, on propose 2000 DA pour une voix de plus. L'inflation, si le bulletin coûtait 1000 DA aux élections de 2002, il reste encore loin des 50 000 DA attribués pour l'obtention d'une place de sénateur ou de député. A la zaouïa de Moulay Hiba, assoupie sous ses siècles d'histoire et de visites guidées, on parle agriculture. « C'est triste, la salade vient de Djelfa. » Pourtant, les foggaras fonctionnent bien mais l'excédent dégagé pourrit sur place. « A Zaouiat Kounta, l'agriculture a décollé parce qu'ils maîtrisent le conditionnement et le transport, ce qu'on ne maîtrise pas ici. » Ça viendra. Autour d'une bonne gasâa de couscous, de dattes et de lait en poudre reconstitué, le chef de la zaouïa, vénérable descendant de Moulay Hiba, montre la cour de sable pur où vêtu d'une kachabia, Abdelaziz Bouteflika aimait à se prélasser. Avec la zaouïa de cheikh Sidi Mohammed Belkebir d'Adrar, ce sont les deux zaouïas où le Président, avant qu'il ne le soit, venait apprendre le fiqh, tisser des alliances et intégrer des réseaux. « Il restait ici des semaines entières à méditer et discuter ». « Quand il était marginalisé », ajoute-t-il avec un sourire. Et les élections ? « On connaît les hommes, on va voter FLN ». Mais In Belbel, vous connaissez ? « Oui, c'est un vieux ksar en haut. Mais je n'y suis jamais allé », ajoutant après réflexion : « Pourquoi y aller d'ailleurs ? » In Belbel, ksar de la commune de Timokten, daïra de Aoulef, wilaya d'Adrar. Village le plus perdu, à 130 km de Aoulef, à 400 km d'Adrar. Seul point de vie dans le haut plateau du Tadmaït, immense territoire de 100 000 km2, vaste comme la Tunisie, partagé entre les wilayas de Ghardaïa, Tamanrasset et Adrar. Sur cette gigantesque hamada où les ksours sont implantés sur le pourtour en raison de la présence d'eau, il n'y a qu'un seul village, In Belbel, rattaché à la commune de Timokten. C'est au bout d'une piste interminable, connue des initiés, au détour d'inquiétantes garat, petites collines sombres, au passage d'une série d'oueds difficiles et de champs de pierres pointues comme les rayons du soleil que le ksar ocre et pauvre apparaît, dans un renfoncement du plateau, entouré de roches aussi dures que la vie. C'est Ahmed, l'un des membres de la liste FLN de Timokten qui nous y a conduits, la crémaillère de sa propre voiture ayant été cassée sur l'impitoyable piste. Ahmed est le receveur et unique employé de la poste de In Belbel. Surtout, seul détenteur de l'outil de communication avec le reste du monde, un V-Sat, téléphone satellite, qu'il garde dans son tout petit bureau. Dans la maison qui sert de gîte d'accueil pour les très rares visiteurs, tout le monde s'est rassemblé. Les vieux parlent d'eau, absente depuis deux ans et du puits, creusé à 100 mètres de profondeur et qui n'a toujours pas vu le fond. L'agriculture est morte, on parle du fameux piment de In Belbel qui faisait courir les gens de Aoulef, mort lui aussi. Les plus vieux parlent du Belbel, un arbre qui a donné son nom au ksar et qui lui-même n'existe plus. Les jeunes parlent de chômage, proche du 100% absolu, et de quelques-uns des leurs qui ont réussi à trouver du travail dans les chantiers de la région. Ils parlent aussi de téléphone portable et de champ qu'on attend. Un portable ? Alors que le premier vendeur de recharges est à 4 heures de piste ? Du champ ? Pour appeler qui ? Mais que font-ils ici ? Un vieux raconte : « Il y a quelques années, le wali d'Adrar nous a offert 20 000 DA chacun pour descendre à Aoulef et s'y installer. Je lui ai demandé : 20 000 DA pour les vivants, et les morts, vous leur donnez combien ? » A In Belbel, personne ne veut abandonner ses morts, gardés jalousement depuis des siècles. Imatriouène, la matrice Cheikh Abdallah, le vénérable chef de la zaouïa, explique que non, In Belbel n'est pas seule sur son plateau. En fait, les gens de In Belbel viennent tous de Imatriouène, ksar encore plus vieux, à 12 km vers l'est. 400 habitants y restent encore, contre 1000 à In Belbel. A Imatriouène, dont on dit qu'il est le lieu habité le plus ancien de toute la région du Touat, du Gourara et du Tadmaït réunis et qu'il aurait plus de 2000 ans, rien ne semble avoir changé depuis. Maisons en toub et un peu d'agriculture. Tout est loin, si loin. Alors que la bouteille de gaz butane « sort » à 200 DA de l'usine de Sbâa, près d'Adrar, elle arrive à 300 ici, cause transport. A Agziz, lieu de naissance de Imatriouène, les grottes où les anciens qui nomadisaient sur le plateau se sont sédentarisés et ont donné naissance au ksar, sont encore là. Et à In Belbel, on en parle encore. On parle aussi du Japonais Iwao Kobori, tombé amoureux du village et qui avait monté un dossier aux Nations unies pour installer une petite centrale solaire. Elle alimentait le village de 19 h à 22 h et à chaque « allumage » de joie, chaque soir, les habitants de In Belbel se levaient tous et applaudissaient. Qu'est-elle devenue ? « La nuit de la grande pluie, elle a été volée ». Il ne pleut qu'une fois tous les trois ou quatre ans et ce soir-là, chacun est resté chez soi. Le lendemain, la centrale avait disparu, démontée. Les panneaux solaires ont été vendus en Mauritanie, « contre un camion de cigarettes Légend », précise Ahmed. Le village fonctionna avec un petit groupe électrogène, puis deux ans plus tard, une centrale à mazout fut installée. C'est comme ça. Du plus grand, Adrar, vers le plus petit, In Belbel, les priorités ne sont pas les mêmes. Du plus récent, Adrar, jusqu'au plus vieux, Imatriouène, c'est le plus ancien qui souffre le plus. En reprenant la piste qui descend péniblement vers Timokten et Aoulef, des petites filles apparaissent dans l'un des oueds. Quand l'instituteur de la petite classe de primaire n'arrive pas à In Belbel, cause transport, elles sortent ramasser les graviers de l'oued, un par un, pour en faire des tas. Quand il arrive qu'un camion passe, elles lui vendent les tas qui seront revendus pour la construction. Un métier de misère, sous le soleil, à l'image de la région. Au retour de In Belbel, dans la maison d'un vieux moudjahid, FLN de toujours, dans cette véritable permanence à Timokten, Ahmed de In Belbel annonce : « In Belbel et Imatriouène sont avec vous. » Bien. Un jour avant le vote, une urne itinérante montera de Timokten, fera voter les habitants de In Belbel, puis la même urne passera à Imatriouène compléter l'opération. L'urne sera descendue au soir puis dépouillée. Le lendemain, on aura oublié In Belbel et son urne orpheline.