Une semaine après les inondations qui ont englouti une bonne partie de la zone basse de la ville, Skikda n'arrive pas encore à se défaire de ses tonnes de boue et de ses marécages. Ses habitants non plus n'arrivent pas à ce jour à admettre que leur ville, l'une des plus riches du pays, reste si malmenée. Si fragile. Et s'il y a une leçon à tirer aujourd'hui, elle nous vient incontestablement des ouvriers chinois. Ces mêmes ouvriers qui avaient il y a plus d'une année dressé à leur propre initiative une passerelle à Merj Eddib pour permettre aux écoliers algériens de traverser un cours d'eau sans danger sont encore une fois revenus à la charge au lendemain des inondations. Sans attendre une quelconque invitation, ils se sont munis de leurs outils et ont rejoint la foule de citoyens pour nettoyer les alentours des Allées du 20 Août. Ils ne disposaient ni d'une convocation ni d'une invitation. Ils n'avaient que le sens développé du civisme et de l'humanisme qui les guidait. Ces mêmes ouvriers à qui on a de nouveau fait appel, et officiellement, deux jours après les inondations pour prendre part aux opérations de nettoyage des cités et des écoles, ont répondu présent et en masse. Cela se passe au moment où des dizaines de familles sinistrées d'El Match, de Sicel, de Merj Eddib, de Stora et d'ailleurs continuent à avoir la mort dans l'âme. Elles ne croient désormais plus en rien et refusent qu'on daigne encore leur répéter les bonnes intentions des autorités locales et des élus. Elles ne croient qu'en ce qu'elles ont vécu : une nuit de déluge. Ces familles n'ont pas seulement perdu leurs biens emportés par les eaux, mais plus grave encore, elles viennent de perdre l'espoir. Là où l'eau avait failli engloutir des hommes, des femmes et des enfants, on jure que ce n'est pas l'inondation qui les a sinistrées. Non, elles reconnaissent la force des crues, mais se disent outrées et scandalisées par l'absence de ceux-là mêmes qui étaient censés les représenter. Au bidonville El Match, le ton est à la colère et à l'indignation. « Personne n'est venu le lendemain pour nous voir. On s'est débrouillé seuls. » Même constat, même colère à la cité des 700 Logements. « Qu'on ne nous parle plus d'élus ni d'élections. Nous les défions de venir devant nous et dire qu'ils étaient là. Qu'un seul élu, qu'il soit de l'APC, de l'APW, ou même un député ou un sénateur, vienne nous dire qu'il était là. On n'a vu personne. Si ces responsables ne pouvaient rien devant les crues, ils auraient pu au moins venir le lendemain nous assurer de leur réconfort et de leur présence. On avait beaucoup plus besoin d'un peu de chaleur pour nous sentir moins esseulés, c'est tout, disent-ils, c'est si important. » L'eau apparemment n'a pas causé autant de dégâts que l'absence des élus. En plus de cette rancœur qui mine une grande partie des citoyens sinistrés, les inondations de l'Aïd ont aussi mis à nu plusieurs défaillances. La première, la plus grave, c'est l'absence depuis les graves inondations de 1984 de toute projection quant aux palliatifs à apporter à une zone connue pour être une cuvette et qui en plus jouxte deux oueds le Saf Saf et le Zeramna. Vingt ans durant, aucune solution n'a été proposée ni envisagée. On gérait la ville au gré des mandats électoraux, sans se soucier du devenir d'une zone qu'on a urbanisée à outrance sans garantir la sécurité des personnes et des biens. C'est comme dire : « Après moi le déluge. » Et le déluge a failli tout emporter. D'autres défaillances, plus ou moins graves peuvent être relevées, comme l'absence de coordination entre les communes traversées par ces oueds. Car il suffit qu'une seule commune s'abstienne de curer le lit passant par ses terres pour que les autres venant en aval se retrouvent à accueillir tous ses résidus. On peut aussi relever les graves défaillances du réseau d'assainissement et des eaux pluviales. L'exemple le plus flagrant vient de la défectuosité des stations de relevage de Merj Eddib et des 700 Logements (on remarquera que les deux stations sont implantées dans la zone inondée). En théorie, celle de Merj Eddib, qui représente la station principale de la ville de Skikda, sert de réceptacle aux eaux usées et celles pluviales de la ville, mais dans la pratique elle ne sert presque à... rien ! Cinq de ces six pompes sont totalement défectueuses et la sixième conçue en principe pour refouler unitairement les eaux pluviales vers l'Ilot des chèvres déverse étrangement les eaux usées dans l'oued ! Où passent donc les eaux pluviales ? La réponse est certainement chez les familles sinistrées. Car si ces deux stations fonctionnaient normalement, elles auraient certainement pu minimiser les dégâts avant et après les grandes crues en libérant les réseaux pour pouvoir au moins gérer le volume des oueds. Malheureusement, à Skikda on ne s'en rend compte qu'après ! Toujours dans le domaine des carences, on peut aussi citer les gravats et autres décombres qui jonchent la majeure partie de la zone basse de Skikda. Les chantiers se font et se défont sans pour autant assainir les chaussées ni réfectionner les routes. Les résidus restent là durant des mois et se font souvent emporter par les eaux pour reboucher les avaloirs et caniveaux. Et les restes des seuls chantiers de Kanaghaz suffisent pour obstruer toute une ville. Mais il reste à relever que la plus grave et la plus grande défaillance qui a été dénudée par les inondations est incontestablement la déficience de la société civile. A se demander si les associations locales sont bien domiciliées à Skikda et non ailleurs. Seule l'entraide citoyenne appuyée par l'élan de solidarité des Chinois a prévalu, et le mouvement associatif était une fois encore hors service. Pourtant, des comités de quartier existent dans presque chaque cité. On se bouscule beaucoup plus devant le portillon des administrations que devant les cages inondées des concitoyens ! C'est à se demander si Skikda n'aurait pas perdu jusqu'aux bras de ses propres enfants ? Si c'est le cas, honte à eux alors !