Face au gâchis urbanistique et architectural de la cité contemporaine, le vieux Mila ou Milev la millénaire reste témoin d'une histoire à strates qui a vu défiler plusieurs civilisations, dont l'empreinte livre une parfaite leçon de savoir-faire dans l'organisation de l'espace et le bâtiment. Le site, demeuré longtemps à l'abri des regards profanes et experts, s'anime aujourd'hui à la faveur d'une fierté ressuscitée, traduite par l'action de la société civile locale. Ce qui se fait d'ailleurs est autant un prélude à une sortie de l'anonymat capable de projeter cet ancien polygone stratégique, lieu de citadinité ancien, sous les feux de la rampe qu'il mérite amplement, eu égard aux trésors inestimables qu'il recèle. Le visiteur ne peut que s'extasier, en effet, à la rencontre de l'harmonie symphonique de la cité. Depuis l'accès de la citadelle et jusqu'à la fontaine romaine, en descendant par les maisons turques, ce sont trois couches de vestiges civilisationnels qui se juxtaposent et s'offrent comme des livres ouverts aux Algériens qui s'interrogent sur leur histoire, et à tous ceux qui considèrent le passé de l'humanité comme un patrimoine universel. Battre le pavé des venelles sinueuses vous transporte dans le passé lointain de ce lieu qui a tellement d'histoires à raconter. Entre la tristesse d'une maison en ruine et le viol matérialisé par ces constructions nouvelles, le visiteur peut admirer des maisons de beys, conservées avec leurs jardins, et voyager dans le temps grâce aux images évanescentes de la vie lointaine qui a animé jadis Zenket El Hammam, (rue du Bain maure), Zenket Lehouanet (rue des Commerces), ou encore El Markez (la Place) et les zaouïas Rahmania, Sidi Azzouz et Sidi Saâdoune. Le secret du Melou Agée de plus de 17 siècles, Aïn Lebled est l'unique fontaine au monde qui continue à alimenter l'être humain depuis ses constructeurs romains jusqu'aux habitants algériens de nos jours. La disparition, toute récente, des baudets porteurs d'eau n'a pas mis fin à une tradition millénaire pour s'alimenter en eau potable. Depuis sa fameuse porte romaine, on peut encore embrasser du regard l'activité qui distingue la cité grâce aux commerces, aux mosquées et à la population qui habite les 126 maisons encore occupées. Le géographe arabe Hassan El Wazzan ou Léon l'Africain affirmait au XVIe siècle que Mila fut construite par les Romains. Elle aurait été fondée en 256 ap. J. C., selon certains historiens. Cette thèse, largement répandue, est remise en cause aujourd'hui par les historiens de l'université de Constantine qui soutiennent le prolongement de cette histoire dans l'antiquité et la berbérité de la région qui se confond, selon eux, avec toutes les occupations. Ce que nous savons donc n'est que le fruit des recherches françaises limitées à la période chrétienne et à un degré moindre la période médiévale depuis l'avènement de l'Islam, d'où l'intérêt d'engager des fouilles à même de retourner la terre et reconstituer le puzzle d'une histoire qui est loin d'avoir livré ses secrets. A la suite des Romains fondateurs, Mila fut conquise par les Vandales, les Byzantins et ensuite plusieurs dynasties musulmanes, dont les Aghlabides, les Kotama avant la venue des Turcs Ottomans et, enfin, l'armée française en 1839. Avec Russicade (Skikda), Chulu (Collo) et Cuissilium (Djemila), elle formait une ceinture de grands castellums protégeant l'antique Cirta Régina (Constantine). Carrefour de plusieurs civilisations, elle prit plusieurs noms durant son histoire. Les écrits retiennent parmi d'autres ceux de Milev, Mulium, Médius, Miloufitana, Miloufyoum, Milah ou Mila. Avant l'ère romaine, on l'appelait Melou, du nom de la reine berbère qui y régnait et dont la statue trône au milieu de la citadelle devenue caserne. Version tout aussi contestée par M. Aïbeche, spécialiste de l'antiquité à l'université de Constantine qui, lui, avance que la statue représente le dieu romain Jupiter. Mila aurait abrité deux conciles chrétiens, le premier tenu en 402 et le second, présidé par Saint Augustin, en 416. La christianisation de la région s'est faite, après la défaite des Vandales, par les Byzantins. Ces derniers régneront jusqu'en 674, date de leur défaite devant le conquérant musulman Abou Mouhadjer Dinar qu'on dit à l'origine de la construction, en l'an 55 après l'Hégire, de la mosquée de Sidi Ghanem. « La deuxième plus ancienne mosquée au Maghreb après celle de Kairouan », souligne Bouba Medjani, professeur du département d'histoire à l'université de Constantine. Le veau d'or et les « vandales » Les mythes ont toujours cohabité avec les hommes à Milev. Les Français n'ont-ils pas retourné le pavé millénaire d'El Markez à la recherche du veau d'or ; le mythe du trésor qui subsiste dans la mémoire collective des Miléviens d'aujourd'hui ? Les stigmates du temps sont mis en évidence sur le moindre caillou, mais ce sont les coups de la civilisation contemporaine qui semblent le plus avoir été fatals pour Milev. A commencer par la colonisation française qui a fait beaucoup de tort au site et à ses nombreux monuments. De 1954 à 1962, l'armée française a établi sa caserne dans la partie haute du site et s'est protégée en prolongeant en hauteur le rempart romain. A l'intérieur, la mosquée Sidi Ghanem est transformée, non sans endommager les murs, d'abord en hôpital et ensuite en école. La raison militaire a infligé à l'une des plus vieilles mosquées du Maghreb un toit en tuiles modernes qui fausse l'identité du monument et lui offre un aspect extérieur trompeur. La bêtise ne laissera pas en paix la mosquée après le départ des Français. Des opérations de réhabilitation dénuées de toute portée scientifique ont continué occasionnellement à porter préjudice au bâtiment, à l'image de l'opération de crépissage du mur extérieur avec du ciment. L'occupation illicite d'une aile de la mosquée par une famille transitaire ajoute à l'altération, sachant que la mosquée est longtemps restée livrée aux délinquants et aux SDF qui viennent s'y abriter. Aux premières années de l'indépendance, la mairie de Mila fit construire une école primaire sur la place appelée El Markez (le centre). Cette aberration persiste jusqu'à aujourd'hui et continue à priver le site d'un espace fonctionnel fondamental. Elle n'est pas la seule, hélas, et c'est bien navrant de savoir que les représentants du peuple ont été et demeurent les moins enclins à protéger la mémoire de la ville. Un ancien maire avait recouvert une partie du pavé par une couche de ciment. Ce même pavé a fait la cible des pilleurs qui le revendaient en Tunisie, témoigne Ahmed Ziani, numéro 2 de l'association Amis du vieux Mila. Et d'ajouter : « Les engins de la commune sont venus à plusieurs reprises visiter le site et apporter dommages et destruction. » Le maire actuel continue, de son côté, à caser des familles sans logement dans les bidonvilles de la caserne en promettant que leur situation n'est que provisoire. Une cité de transit En effet, toute la vieille ville est transformée depuis plusieurs décennies en cité « sociolocative » par où transitent les populations demandeuses de logement venues de Mila mais surtout des régions rurales avoisinantes, touchées par la paupérisation et la violence terroriste. Le départ des vieilles familles propriétaires, parties tenter un modèle de vie moderne, a été fatal pour Milev, livrée depuis à ces nouveaux locataires, dépourvus du moindre lien avec l'histoire du toit qu'ils occupent. Les 221 constructions recensées à l'intérieur du site, qui s'étalent sur un peu plus de 7 ha, ont été la proie d'actes de dégradation, de déstructuration, voire de destruction délibérée ou inconsciente, provoquant des pertes irréversibles. Selon l'étude du POS, 26% de ces maisons se sont effondrées. Quant à la zaouïa Sidi Saâdoune, il ne reste que la tombe du saint qu'on peut à peine distinguer au milieu des ordures. Beaucoup de familles ont d'ailleurs érigé de nouvelles constructions à la place des vieilles maisons. Le spectacle est affligeant, d'autant que les constructions restent inachevées. Laides. D'autres sont venus greffer leur « blocus » à la place du rempart après l'avoir démoli à coups de pelleteuses, fermant la porte aux plus optimistes qui espèrent rattraper les choses par l'adaptation des murs extérieurs des nouvelles constructions. Des baraques collées au rempart du côté de la porte romaine et abritant des vendeurs de brochettes ont été enlevées il y a tout juste une année, non sans avoir laissé des traces de ce type de vandalisme longtemps toléré par les autorités. L'absence de lois claires et la faiblesse de l'Etat ont contribué au pillage des trésors de la ville, qui a duré plusieurs décennies et qui continue malheureusement. Il n'est pas exagéré d'avancer que chaque nouvelle construction s'est faite à Mila avec au moins une pierre romaine volée sur le site. Avec le regain d'intérêt de la part des structures de l'Etat vis-à-vis du patrimoine, il est arrivé que des citoyens négocient la restitution de pièces archéologiques rares au prix fort et se permettent parfois le luxe de refuser de vendre, nous affirme Ahmed Ziani. Un sursaut salutaire L'Office de gestion des biens conservés (Ogebec), dernier né du ministère de la Culture, qui remplace l'Agence de l'archéologie, s'est installé en octobre dernier à Mila. L'antenne, encore privée de téléphone et d'électricité, tente, grâce à son jeune directeur, M. Nouara, de faire un inventaire des monuments tout en sollicitant les autorités locales pour que les familles qui occupent encore illicitement la Citadelle soient évacuées. Avant cela, les efforts de la société civile ont permis le classement du site en 1998 (loi 98-04 du 15 juin 1998, arrêté du 3 novembre 1999). Néanmoins, ce classement n'a eu, hélas, aucun effet positif sur le site puisqu'il n'a pas été accompagné par des mesures de protection. Ce n'est qu'en septembre 2004 que l'idée d'une démarche de sauvegarde a été adoptée par le noyau qui va fonder plus tard l'association des Amis du vieux Mila. Cette démarche prendra corps à travers un projet de plan d'occupation du sol (POS), adopté par les autorités locales et dont les enjeux s'articulent autour de la réhabilitation du patrimoine, sa protection contre les agressions quotidiennes et la création d'activités visant à enrichir la pensée et les sciences, recréer une vie sociale intra-muros et provoquer une curiosité touristique. Dans la foulée, il faut noter la naissance d'une association consacrée à la réhabilitation des m'yacher, fours traditionnels qui produisent la brique et la tuile et qui contribueront à la restauration des vieilles maisons. Poursuivant son élan, l'association Amis du vieux Mila, qui vient de relancer une dynamique associative de longue date, organisera plusieurs conférences sur le sujet. Mais ce n'est qu'à l'occasion de la visite de la ministre de la Culture en décembre 2006 que l'effort est devenu une cause nationale. Dans la skifa (hall) de la maison du Bey, propriété de la famille Ziani, les membres de l'association, présidée par le professeur Segueni, avaient exposé le projet devant Khalida Toumi et n'ont pas eu besoin de déployer trop d'efforts pour convaincre de la nécessité d'une loi pour protéger le site. C'est ainsi que le POS va muter officiellement en projet de programme permanent de sauvegarde du site qui sera confié à un bureau d'études local dirigé par l'architecte El Hacène Kara. L'étude fera l'objet d'une consultation entre 4 ministères, à savoir la Culture, l'Environnement, l'Habitat et l'Intérieur. Une fois l'étude approuvée, le vieux Mila sera déclaré patrimoine protégé, éligible à des actions de réhabilitation étudiées. Un ouvrage de titan, mais commode, sachant la disponibilité des moyens et la bonne volonté politique. Le plus dur sera par la suite la réhabilitation de cette mémoire dans la conscience collective pour redresser le tort de l'ignorance. Dans notre balade pédestre qui nous a conduits à travers les ruelles du vieux Mila, nous avons rencontré trois adolescents, issus de vieilles familles propriétaires. A notre question, ils ont tous répondu ne rien connaître de l'histoire du quartier qu'ils habitent. Voilà qu'est décliné le nouveau challenge des missionnaires du patrimoine.