Les jeunes et le travail Le monde du travail, s'il accueille pratiquement tous les exclus du système éducatif, n'arrive pas, néanmoins, à les occuper entièrement ni correctement. Même dans le cas où ces garçons de 14 à 19 ans arrivent à trouver un boulot, ils ne perçoivent que quelques dinars, soit juste le salaire minimum légal. Ces revenus, lorsqu'ils ne sont pas complémentaires à ceux d'une famille, restent faibles au regard du coût des produits auxquels aspire le jeune qui travaille. Ces faibles revenus ne permettent pas non plus d'accéder à un logement et encore moins de réunir rapidement une dot en vue du mariage. Les diplômés, eux, se voient, de plus en plus, offrir des postes de travail de plus en plus bas dans l'échelle des responsabilités et des salaires. L'éducation et le diplôme ne sont plus payants. Ils conduisent même, parfois, au chômage. Ces diplômés attendent également longtemps avant de pouvoir se marier et avoir un logement à eux. C'est la prolétarisation accélérée des jeunes et des moins jeunes lettrés qui, doublée de frustrations d'ordre matériel, intellectuel et affectif, conduit à la propagation d'attitudes intégristes parmi les jeunes, ou pour une extrême minorité d'entre eux à l'adoption et à la consommation de drogues, candidats à l'émigration clandestine (harraga), ou candidats à la mort (kamikazes). Ces jeunes qui ont pratiquement tous eu une instruction, qui sont de plus en plus diplômés de l'enseignement secondaire ou supérieur qui, faute d'une production intellectuelle et d'information, consomment surtout des signes étrangers, qui savent ce qui se passe ailleurs dans le monde. Ces jeunes ne se contentent plus de la « langue de bois » des organes officiels. Ceux-ci, de par les rouages de promotion qui y règnent, ne constituent plus le moteur véhiculant des valeurs symboliques constitutives de capital symbolique. L'annonce récente par le président de la République d'une stratégie en faveur de la jeunesse vise précisément à remédier à ces phénomènes. Cela dit, le problème de la jeunesse reste un problème de toute la société algérienne. De là, toutes ces bizarreries dans le comportement de chacun de nous dans les situations où il est en relation de dépendance avec autrui. Mais ce comportement est perçu comme quelque chose de très ordinaire. Chacun considère que son propre comportement est normal, parce qu'il répond aux circonstances, parce qu'il est irrationnel et qu'il est un défi au bon sens. Le phénomène de « harraga » est un peu révélateur de notre société. Quoi que puissent dire tous ces jeunes qui veulent partir, ce qu'ils fuient, c'est le rigorisme de la société, c'est le pays. Ils fuient une société où l'écrasante majorité de la population reçoit formellement ses moyens d'existence comme le prix de son travail, mais en fait comme le prix de sa position sociale. Ces jeunes font une synthèse entre la tradition perdue et la modernité inaccessible. Exilés à l'intérieur de leurs bidonvilles, ils reconstruisent un lien social par la prolifération de réseaux de toutes natures. Ce faisant, ils essayent de donner un sens à leur vie en affrontant l'inconnu. D'ailleurs, nos responsables, à tous les niveaux, le sentent très bien. Les divergences ne se font pas sur des problèmes qui concernent tout le monde, seulement sur ceux qui touchent une certaine frange de la société qu'est la jeunesse mais qui, en revanche, la touchent profondément et qui sont révélateurs. Le problème n'est pas de se lamenter sur notre sort, nous nous devons à l'efficacité matérielle sinon la société européenne continuera d'accumuler et d'attirer notre jeunesse et à nous dominer grâce à son efficacité matérielle. Mais au fait, sur quoi se fondent tous nos problèmes ? Si on étudie d'un peu plus près le problème de notre jeunesse, nous découvrons l'existence des « lois sociales » qui engendrent justement ces problèmes. Leur action s'étale dans le temps et aboutit à des événements dont on ne peut penser qu'ils sont le produit de ces lois sociales et apparaissent comme seulement le fait du hasard : est-ce un hasard quand nos routes sont défoncées ? Est-ce un hasard si cette rue, qui vient d'être goudronnée, se défonce, aux premières pluies ? Et cette machine toute neuve qu'on a réparée une dizaine de fois et les réparations ont coûté plus que la machine elle-même, et ce pont fraîchement construit, n'ayant pas résisté aux intempéries, et qui vient de s'écrouler, c'est encore un petit « rien » et là, dans ces bureaux, on a nommé un médiocre à un poste important alors qu'il y avait une personne très valable. Des exemples comme ceux-là, je peux en citer des milliers. Ces petits « riens » ajoutés à toutes les injustices que subit l'Algérien en général et le jeune en particulier, au quotidien et à tous les niveaux : lorsqu'un homme passe son temps à faire la queue pour n'importe quel papier ou autre et à s'énerver pour les détails de la vie pratique, sa personnalité se dégrade. Ce n'est pas dans les queues qu'on peut faire des découvertes, qu'on peut prendre conscience pour s'élever. Ce n'est pas dans les queues que le sens de l'honneur et de la dignité humaine peut se fortifier. L'Algérien a inventé le concept de la « hogra » (qui n'existe dans aucune autre langue) pour désigner toutes ces souffrances injustes, cruelles et absurdes qu'il vit au quotidien et à tous les niveaux. Cela dit, nous n'avons jamais dit que nos problèmes sont différents des autres peuples du monde occidental : il y a eu une augmentation des prix, en Occident aussi. Il y a des chômeurs là-bas aussi. Notre vie d'Algériens contient bien quelque chose d'universellement humain, de compréhensible, sans comparaison particulière, engendrant des problème qui nous sont propres. Nos problèmes sont les mêmes vécus par les Occidentaux. Nous parlons beaucoup d'augmentation de prix, des mauvaises conditions de logement… Nos problèmes ne sont pas que là : nos problèmes nécessitent un autre mode de pensée que celui qu'on veut nous imposer, (les moyens pathologiques donnent toujours des résultats pathologiques). Nos problèmes sont l'éradication de la « hogra », le respect de la personne humaine, la liberté de création… Je suis prêt à admettre qu'on construira effectivement le million de logements, que chacun aura un appartement, un travail, un salaire, mais, de toute façon, nos problèmes demeureront car leurs fondements demeureront. « Les lois sociales » se feront toujours sentir dans le style et le niveau de vie, dans les crises, en l'absence des limites que leur oppose la civilisation et qui sont son essence même, le droit, la morale, l'opinion publique. Ces phénomènes peuvent être tout à fait inattendus et incompréhensibles pour la majorité des gens, mais prévisibles pour ceux qui voudront bien y réfléchir. Enfin, la solidarité avec les jeunes peut et doit se manifester par des actions concrètes, mais ces actions doivent être menées à tous les niveaux. C'est la société civile, elle-même, qui doit prendre en main le destin des jeunes et trouver des solutions appropriées à leurs problèmes et cela en dépit de la responsabilité que l'Etat a. Vouloir se substituer à la société pour accomplir cette tâche immense, urgente et historique, ce serait prolonger le malentendu du paternalisme de l'Etat et les ambiguïtés de l'assistanat par la rente pétrolière. C'est en luttant contre la marginalisation de nos jeunes que nous pouvons leur donner les meilleures chances pour se construire et choisir leur destin. Ces jeunes constituent une richesse pour notre pays et non un handicap. Alors, travaillons pour le bien de cette jeunesse et ne l'abandonnons pas à son triste sort. Pouvons-nous, nous, intellectuels algériens, produire de vraies représentations de notre société afin de pouvoir utiliser de façon optimale les ressources sociales de notre société et répondre au défi de l'efficacité matérielle ? Surtout dans les conditions où toute la puissance de l'Etat est orientée vers une politique nationale en faveur de la jeunesse pour lutter ensemble contre leur exclusion et les faire participer au développement de leur pays, de notre pays.