La paisible cité de Mazagran n'avait pas besoin de ce scandale pour sortir de la torpeur qui l'assiège depuis des lustres. De la fringante cité des années cinquante et soixante, voire des années 70, la ville qui domine le large golfe d'Arzew était connue pour ses poètes, ses saint marabouts, ses chemins en lacets, ses boutiques traditionnelles, sa vieille mosquée et surtout la douceur et le jovialité de ses habitants. Ville d'arts et d'histoire, Mazagran a su pendant très longtemps canaliser le dynamisme des ses enfants pour la prospérité de toute la région. Puis vint l'ère des mutations et des contraintes. Débordée par ses jardins qu'on lui jalousait de toutes parts, la ville de Sidi Belkacem ouvrira ses bras aux quatre vents. Attirés par son calme légendaire et par la sérénité de ses maisons, les nouveaux arrivants s'installeront dans un incroyable désordre urbanistique et architectural, dans tous les espaces laissés libres par ses habitants. La cité s'agrandit alors dans tous les sens, donnant de la ville l'image d'une immense métastase. La population se démultipliera à vue d'œil. Et les premiers problèmes apparurent sous la forme de chantiers sans fins qui feront de ses terres fertiles d'impénétrables quartiers périphériques. La promiscuité et l'insalubrité feront le reste. La population si prude et si affable apprendra par saccades que dans une école du coin, des actes que la morale réprouve auraient été commis. Double sacrilège pour cette cité de l'indulgence. La nature des faits et le lieu de leur accomplissement. De quoi faire très mal à ces familles si affables et si respectueuses des bonnes mœurs. Selon des informations recueillies sur place, ce sont pas moins de trois femmes qui auraient déposé plainte auprès des services de la police judiciaire pour harcèlement sexuel de la part du directeur de l'école en question. L'information qui aura fait l'effet d'une bombe, n'aura pas laissés insensibles les habitants des vieux quartiers. Après quelques jours de flottements durant lesquels la nouvelle ne sera ni confirmée, ni infirmée, la plupart des habitants s'abstiendront de la commenter, préférant sans doute attendre plus amples informations. Certains, au fond d'eux-mêmes, tentaient de se convaincre que rien de tel ne pouvait leur arriver. Mais au fil des jours, l'information se fera de plus en plus pressante, jusqu'à ce que des journaux finiront par la publier. Désormais le doute ne sera plus de mise. La tutelle prendra une mesure conservatoire en suspendant le directeur. L'ancienne paisible cité de Mazagran, chantée par les poètes et adulées par les amoureux de la nature, venait d'entrer avec fracas dans le monde de l'innommable et de l'abject. De surcroît dans une école de la République et en plein coeur d'une cité où le mot respect des valeurs prend une connotation quasi religieuse. Après la douche froide de l'acte, confirmé par le dépôt de plainte des trois victimes – dont une enseignante, une secrétaire et une femme de ménage-, les commentaires et les appréhensions prendront le relais. Chacun ira de son analyse et surtout de ses conséquences sur la vie de la cité. Tous sont cependant conscients que de tels actes sont désormais possibles dans leur entourage immédiat. Même chez ceux qui ont tendance à minimiser la portée de tels agissements, il demeure une part d'incertitudes. Cette histoire de harcèlement sexuel, si elle était avérée, la population de Mazagran la vivra très mal. Car personne ne s'y attendait, tant la cité se croyait à l'abri des énergumènes et des sans scrupules. L'onde de choc provoquée par ce scandale prend ici des proportions insoupçonnées. Tout le monde semblait s'en détourner, juste pour ne pas voir la réalité en face. Jusqu'au jour où les langues se seront déliées et où les pauvres dames auront pris leur courage à deux mains pour aller enfin devant la police judiciaire et mettre un terme à leur souffrance qu'elles ne pouvaient plus cacher à la population. Car, en portant l'affaire sur la voix publique, ces femmes courageuses et meurtries auront sans doute permis à toute la population de sortir de sa torpeur et d'affronter la réalité la plus insoutenable. Mazagran et sa population ne s'y étaient pas préparées. Le procès qui s'est déroulé lundi dernier aura conclu à la culpabilité du directeur d'école, qui écopera d'une peine d'emprisonnement de 12 mois avec sursis et d'une amende de 50 000 DA. Ce verdict pourra-t-il atténuer le choc chez les écoliers et leurs familles ? Rien n'est moins sûr, d'autant que dans ce genre d'affaire, les plaies ouvertes mettent parfois des générations pour se cicatriser. La coquette cité, jadis si flamboyante et si attrayante, y laissera un peu de sa superbe ; mais ça, elle n'est pas prête de l'oublier et encore moins de le pardonner.