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Saïda : Ville de culture, d'opposition et de gloire perdue
Publié dans El Watan le 06 - 08 - 2009

Bien qu'elle soit la ville de tous les non-dits, de l'illicite, du petit trafic et des faits de l'ombre, comme presque toutes les villes de l'intérieur du pays, Saïda reste, pour les nostalgiques, la petite ville d'antan, réputée pour ses aigles, son baroud, ses cavaliers, ses noms de colons aussi, son école « laïque » mais aussi ses écoles coraniques, sa célèbre mosquée Al Atiq, sa grande église détruite, de même que la petite synagogue dans l'ancienne enceinte de la redoute.
Comme elle reste, pour tous ses enfants, l'une des citadelles algériennes du mouvement national où le PPA s'est ancré avec l'influence de son journal Al Oumma sur la population autochtone, car c'était l'instrument avec lequel les premiers repères de la culture politique nationaliste ont été jalonnés. Ce qui a engendré cette première action violente visant les symboles coloniaux en Mai 1945, comme expression contre l'assujettissement et par solidarité avec les manifestants de l'Est-algérien. Les Saïdis n'oublieront jamais la répression policière aveugle qui s'est abattue sur leurs valeureux pères. Autant le colonisateur avait donné de l'importance à la ville sur le plan des fortifications, des effectifs militaires vu sa position stratégique, autant les militants nationalistes ont répandu dans les rangs algériens la culture de l'espoir et la croyance en un jour de délivrance proche ; lequel est arrivé, violent, sanglant, destructeur et meurtrier.
C'était l'affrontement libérateur contre un occupant arrogant, barbare et répressif, menant sa guerre totale à l'aide de toute son armada militaire, ses stratèges et ses colonels les plus zélés dont Bigeard, le grand vaincu de Diên Biên Phu, que Saïda conserve bien dans sa mémoire collective pour ses méthodes de corruption et de ralliement, mais aussi pour son commandement du régiment de parachutistes réputés par leur barbarie, leurs razzias et leurs viols les plus horribles. Peut-être que ce soit là l'une des causes majeures qui a poussé la population, juste après le jour de l'indépendance, à détruire les symboles de la domination coloniale comme si tous les refoulements dans l'inconscient des autochtones ont surgi d'un jet pour que la cassure définitive s'installe : les Saïdis ne se reconnaissaient pas dans une telle culture, dans l'héritage, les signes et les symboles, les biens et l'architecture, laissés par l'occupant en déroute. Ils découvrirent qu'ils ont entre les mains un gros butin miné. Ce qui s'est passé, c'est que les Saïdis, comme tous les Algériens, par leur ruralité forcée, ont dû se réaccoutumer avec un autre espace, un autre temps lorsqu'ils ont investi les villes coloniales introduisant avec eux leurs mœurs, leur culture mais aussi leurs petites gouttes de rancune et de haine dans les cœurs et démolissant, ainsi, les fondements même de la structure citadine qu'ils ne voyaient pas comme la leur.
Au lendemain de l'indépendance, donc, nombreux sont les Saïdis qui ont refusé d'habiter les villas et appartements laissés par les pieds-noirs car ils étaient, à leurs yeux, des lieux profanes, impurs et « haram ». Malgré tout, Saïda a pu garder son visage de petite ville paisible avec sa petite merveille de piscine, ses deux belles salles de cinéma, ses petits bars aussi, son luxueux café du centre, son bel hôtel d'Orient, sa superbe gare reliant Béchar, ses terrains de tennis, ses jardins, ses deux librairies-bibliothèques avant que le vent de la bêtise humaine n'emporte tout. De là a commencé le compte à rebours pour la rétrogression de l'idée de la ville puisque, dans l'imaginaire des ses nouveaux habitants, il n'y avait ni la conception ni la possibilité de la construire comme telle. Si la langue française est considérée longtemps comme butin de guerre, alors les villes coloniales seront, dans cet imaginaire même, un butin immobilier énorme.
C'était le commencement de la ruralité de l'espace citadin. Mais Saïda a pu, quand même, conserver jusqu'aux années quatre-vingt son empreinte sur l'évolution du mouvement historique et politique, et même culturel, dans la région. Elle était entre deux périodes, la ville de l'éloignement et des éloignés politiques opposés au colonialisme, puis au régime au temps de Boumediène dont les benbellistes, trotskistes et communistes seront les victimes ; ce qui a fait émerger des tendances d'opposition plus au moins organisées, même si c'était dans la clandestinité. Saïda, par cet héritage, se voit désigner comme la ville d'opposition la plus distinguée de tout l'Ouest algérien. Au cours des événements d'octobre, elle a donnée ses martyrs, comme elle était ensuite endeuillée dans son âme par la barbarie des groupes armés. Pour l'anecdote, et par superstition, on dit qu'elle est une ville hantée : juste après qu'elle les ait reçus, Ben Bella fut renversé, Kaïd Ahmed a été chassé, Boumediène mourut et Chadli démissionna.
Vieilles et vieux disent que c'est une « M'dina » entourée de marabouts vénérés, capables de lancer leurs foudres sur celui qui la pénètre avec des intentions malsaines ! C'est aussi la ville des eaux douces dont celle qui porte son nom : Saïda « doyenne des eaux minérales d'Algérie », la plus vraie, la plus demandée. Ville de stations thermales (Hammam Rabbi et Hammam Sidi Aïssa), de l'air pur, du climat sec, des printemps les plus beaux des Hauts-Plateaux aux couleurs enluminées, des hivers rudes, des automnes mélancoliques et des étés de toutes les folies, les joies ajournées et les attentes les plus longues des heures meilleures. Cependant, cacher ce qui met en danger tout l'environnement naturel de ces réserves, à savoir le taux de la pollution galopant et grandissant, c'est trahir et l'histoire de cette petite ville, grande par sa richesse, et cautionner les mains qui assassinent la nature au vu et au su de tous. Son jardin public, par la force du gain et des activités lucratives, n'est, malheureusement, plus ce qu'il était avant : un espace de plaisance et de repos forfaitaire pour ces gens-là, attrapés par la main du temps implacable ; vieillis, fatigués, rêvant d'une porte menant vers le paradis. Le paradis n'est qu'un étendu et éblouissant jardin.
Quant aux enfants, c'est la découverte des plantes, les noms des arbres, les ombres, la magie des rayons transperçant les branches par des journées radieuses d'un printemps éclatant ou d'un automne en déclin. Un jardin public ne devrait jamais devenir, même par la force des choses les plus sensées, un parc d'attraction. Ce sont, là, deux espaces différents, pour des intentions différentes. Le retour aux exigences de la cité oblige de faire la part des choses ; tout en gardant en mémoire les besoins moraux de l'individu, son aspiration à une vie saine, son rêve d'être un citoyen digne, plein d'amour et d'orgueil pour sa ville. L'élite saïdie des années soixante et soixante-dix, qui misait sur une « nahda » économique et socioculturelle, se rappelle toujours ces grands projets avortés, tels que l'aéroport, l'université, le stade et la piscine olympiques, les petites industries de transformation, le développement de la culture agropastorale et l'aménagement d'une ville nouvelle.
Saïda, c'est aussi la ville de tous les animaux sauvages, les rares volailles, les arbres de platanes abattus, les espaces verts tassés par le béton meurtrier, les vignes arrachées, les figuiers brisés, les oliviers oubliés, l'orge et le blé moins éclatants, de la laine devenue haillonneuse, des chevaux de race impétueux voués à disparaître. L'on ne peut occulter, sous un quelconque prétexte, que Saïda était, tout le temps, la ville des paradoxes ; elle est surtout le giron de l'élite intellectuelle, le punch culturel des années soixante-dix. Au théâtre, par exemple, on peut citer les grandes figures qui l'ont marquée de leurs passages : Yacine, Kaki, Kateb, Medjoubi et Alloula, qui avaient l'habitude de présenter les premières de ses pièces théâtrales au public de cette ville connaisseur et averti. N'était l'acte terroriste signé de la main criminelle de l'OAS qui a ravagé la toiture du théâtre de la ville, n'était une certaine hâte malhonnête à abattre les restants de l'ancien colonisateur, Saïda aurait pu le renfaîter et conserver une merveille à l'architecture italienne. Quel gâchis ! C'était d'anéantir un aussi bel édifice ; comme c'était d'ailleurs le cas pour la grande église, démolie, ses pierres taillées détournées alors qu'elle abritait déjà une bibliothèque. Elle aurait pu être aussi transformée en mosquée.
Il y avait comme une petite malédiction qui tombait sur la tête de cette petite ville, convoitée dans tout l'Ouest algérien, sans pour autant connaître les vraies causes si ce n'est la bêtise humaine et la jalousie. Enfin, qui a ordonné tout ça et pourquoi ? On ne parlerait jamais du théâtre à Saïda sans se voir obligé de relater la petite épopée du genre amateur qui a imposé, pendant près de deux décennies, sa présence à toutes les autres créations artistiques. Au cinéma, les cinéphiles saïdis se rappellent que tous les métrages algériens, longs ou courts, presque tous ; même ceux frappés par la censure politique ont été projetés et vus par un public qui connaissait déjà le ciné-club, animé parfois même par Ahmed Bedjaoui. Saïda avait cette chance dont d'autres villes algériennes rêvaient, de côtoyer les cinéastes algériens les plus consacrés : Laskri, Chouikh, Meddour, Baba Aïssa, Rachedi, Allouache, Hajjadj, Lledo… et bien d'autres. Vu leur capacité artistique, plusieurs comédiens du théâtre amateur ont été engagés dans des rôles cinématographiques sous la direction de Allouache et de Baba Aïssa. Quant aux arts plastiques, Saïda jubilait avec les grands maîtres de la peinture algérienne contemporaine à travers les expositions les plus complètes de Khadda, Martinez, Silem… et d'autres, sans pourtant oublier le grand caricaturiste A'rab. D'où cette ferveur chez des jeunes peintres, travaillant encore dans l'oubli et l'anonymat, qui méritent un regard, un penchant sur leur condition d'artistes prometteurs. Tout comme les autres jeunes des troupes théâtrales, qui jouent toujours, qui créaient d'avantage de spectacle.
Du côté littéraire, c'est une ville qui organisait le Festival national sur la nouvelle —devenu en un peu de temps international — interrompu, malheureusement, par la censure politique. Il ne restait presque pas un romancier, un nouvelliste ou un poète algérien consacré que Saïda n'a pas connu ou écouté. Cela dit, Saïda était et demeure encore un réservoir d'intelligence et de richesse artistique et culturelle. L'histoire témoignera un jour que Saïda n'est pas seulement la résonance du raï, ni l'écho d'elle-même, parce qu'elle sera cette ville bâtie dans la mémoire collective par le savoir-faire de ses enfants et de ses intellectuels, comme la Cité heureuse. Mais Saïda, par la main et l'intelligence de ses femmes et hommes, peut-elle revenir sur le chemin de son destin en stoppant l'allure de la dégringolade effrayante qui menace le peu qui reste de l'espace environnemental vital, créer de nouvelles conceptions de gestion et voir comment bâtir un futur sûr pour ses enfants ? L'histoire de toutes les villes est une histoire d'élite, de conception avant-gardiste, de gestion dans le temps et le lieu, de communication et de rapprochement des uns des autres, pour la même cause : construire ensemble nos rêves collectifs.
L'auteur est écrivain romancier d'expression arabe


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