Très certainement, la crise au Kenya a pris une tournure bien dangereuse pour ce pays, pour avoir dépassé les simples clivages politiques, même si dans de tels cas, il n'est pas question d'encourager une quelconque dérive. Le Kenya, observe-t-on de plus en plus, affiche une réalité bien plus profonde que le simple cachet de stabilité tant vanté. Il renferme de profonds clivages faisant craindre le pire, c'est-à -dire à une guerre interethnique. C'est pourquoi, le Mouvement démocratique orange (ODM) du chef de l'opposition kenyane Raila Odinga a appelé hier au calme, après le meurtre dans la nuit d'un de ses députés à Nairobi, tandis que des centaines d'opposants descendaient dans les rues manifester leur colère. M. Odinga a affirmé hier que « ses adversaires » politiques, en référence au camp du président Kibaki, étaient impliqués « dans l'assassinat brutal » du député. « Il y a beaucoup de rumeurs (...) Nous espérons et nous souhaitons qu'une enquête soit menée par l'appareil sécuritaire (de l'Etat), mais comme vous pouvez le constater, le pays s'enfonce dans l'anarchie », a également lancé M. Odinga. « Plus de 1000 personnes ont été tuées, aussi le meurtre d'un parlementaire porte la violence à un autre niveau », a déclaré de son côté, un porte-parole de l'opposition. A l'annonce de l'assassinat, des partisans de l'opposition sont descendus dans les rues dans plusieurs villes, notamment à Nakuru et Kakamega, dans l'Ouest du pays.« D'abord, ils ont commencé à tuer des gens ordinaires comme nous, maintenant ils tuent nos dirigeants, nous ne l'accepterons pas », a déclaré un manifestant de Kisumu. Mugabe Were a été « tué devant sa maison » à Nairobi, a indiqué un officier de police. Il est le premier parlementaire ou personnalité politique à mourir dans les violences qui ont suivi la réélection le 27 décembre du président Mwai Kibaki, contestée par M. Odinga qui accuse le chef de l'Etat de lui avoir volé la victoire. Parallèlement, les violences prennent une dimension particulière en raison de conflits fonciers et ethniques récurrents, que le pouvoir kenyan n'a jamais pu résoudre depuis l'indépendance du pays en 1963. La crise actuelle a fatalement fait ressurgir des lignes de fracture du pays — cohabitation entre ethnies, conflits fonciers — rendant très ardue depuis un mois la tâche de toute médiation. A la veille des élections générales qui s'annonçaient serrées, le Kenya, réputé pour ses parcs animaliers et l'excellence de ses coureurs de fond, était toujours un modèle de démocratie et un îlot de stabilité dans cette région particulièrement troublée d'Afrique de l'Est. Un mois plus tard, plus de 900 personnes ont été tuées dans le pays et 250 000 se retrouvent sans abri. C'est énorme pour ce pays, et les dirigeants africains se sont faits fort de mettre en garde contre un nouveau Rwanda. « On parle de génocide », avait indiqué dimanche le président de l'UA (Union africaine), qui se basait sur un rapport préliminaire du médiateur qu'il avait désigné et qui n'est autre que l'ancien secrétaire général de l'ONU. La contestation a pris rapidement un tour ethnique, la carte électorale se superposant à la carte ethnique au Kenya et a exacerbé les rancœurs latentes entre communautés. Les Luos, dont est issu M. Odinga, accusent en substance les Kikuyus de M. Kibaki d'avoir trusté les postes de la fonction publique. La crise a également amplifié les conflits récurrents liés à l'accès à la terre dans la très fertile province de la Vallée du Rift (ouest). Cette province est devenue l'épicentre des heurts où les assaillants — en majorité des Kalenjins accusant les autres ethnies d'avoir volé leur ‘'terre ancestrale''— terrorisent les autres communautés, entraînant des représailles sanglantes ces derniers jours, des Kikuyus, notamment à Nakuru et Naivasha. Des milliers de familles kikuyus ou luyas ont été obligées de fuir après que leurs maisons eurent été incendiées, leurs voisins tués à la machette ou leurs récoltes pillées. La région a déjà été frappée plusieurs fois par des violences ethniques et foncières meurtrières, notamment en 1992, 1994, en 2003 et 2005. Après son accession au pouvoir en 2002, « Kibaki n'a rien fait pour régler la question du partage de la terre (...), comme les précédents gouvernements », dénonçait récemment Keffa Magenyi, membre du Conseil national des églises du Kenya. « Le cercle vicieux des contre-attaques et représailles est en train de devenir incontrôlable dans la région de la Vallée du Rift », s'est alarmé le secrétaire général de la Croix-Rouge kenyane Abbas Gullet. Devant ces violences qui ont largement dépassé le cadre électoral, la tâche de la médiation de l'ancien secrétaire général de l'ONU, Kofi Annan, est plus que difficile. Au-delà d'un éventuel accord politique négocié entre MM. Kibaki et Odinga sur un partage du pouvoir ou l'organisation de nouvelles élections, M. Annan n'a pas manqué de souligner l'ampleur des défis posés par la crise aux autorités kényanes. « Ne nous voilons pas la face en pensant qu'il ne s'agit que d'un problème électoral. C'est bien plus large et plus profond. Nous devons nous attaquer aux problèmes fondamentaux qui sous-tendent ce que nous avons pu voir aujourd'hui », a-t-il déclaré samedi, à son retour d'une visite dans la Vallée du Rift. « Si nous ne le faisons pas maintenant, dans trois ans, cinq ans, nous en serons de nouveau au même stade », a-t-il averti. Il reconnaît, lui même, ne pas avoir de solution miracle, comment donc gérer et régler ce qui est véritablement un conflit de trop pour l'Afrique, et peut- être l'un des plus dangereux, car il y va du devenir du Kenya ?