Ghatassine Essahra a subi le sort de son auteur. Comment l'expliquer quand ils pourraient être notre fierté et une référence ?Le premier carton est bouleversant : Aflam Tahar El Hanache, (Les films Tahar Hanache) écrit en arabe et calligraphié en koufi maghribi. Les cartons suivants sont émouvants : Himoud Brahimi fi (Himoud Brahimi dans) Ghatassine Essahra (Les plongeurs du désert), Mousica Mohamed Igerbouchene. Film li Tahar El Hannache bimoussaâdat Djamel Chanderli. (…avec la collaboration de Djamel Chanderli). Tout est dit dans le générique de ce film en noir et blanc sur pellicule 35 mm qui dure 20 minutes et dont la bobine est conservée dans une boîte rouillée dans la cave de la salle de répertoire de Blida de la Cinémathèque algérienne. Ce générique parait anodin si on ignore la date de production de ce film, 1952, soit deux ans avant le début de la guerre d'indépendance. En ce janvier 2008, nous avons enfin la preuve que le premier film algérien remonte à l'époque coloniale, contrairement à ce que répétait la légende qui situe la naissance du cinéma algérien dans les maquis. 1952-2008 : soit 56 ans de méconnaissance, mais aussi, il faut le dire, de mépris et de propagande. Pourquoi Les plongeurs du désert a-t-il fait l'objet de cet acte vil ? Dans la réponse à cette question pourrait s'écrire la véritable histoire du cinéma algérien… Depuis l'indépendance, des centaines de rétrospectives du cinéma algérien ont été programmées en Algérie et dans le monde, souvent accompagnées de brochures. Jamais le film de Hanache n'a été montré ou cité. Sauf de temps à autre, brièvement, dans des articles de presse. Par contre, on a toujours rabâché que le cinéma algérien est né à l'initiative du FLN en Tunisie, sans plus de précisions. On ne pouvait pas citer le titre du premier film algérien parce que justement ceux qui ont tu le nom de Hanache, ce sont eux qui, dès 1962, ont propagé la légende romantique de la naissance du cinéma algérien sous les feux de la liberté alors qu'il est né sous les feux de l'oppression. Au risque de sa vie, seul Pierre Clément, nous l'avons déjà écrit ici-même, s'est hasardé à filmer le maquis. Il l'a chèrement payé par la torture et quatre années de sa vie passées dans les cellules coloniales. Le lourd silence dont a été victime Hanache n'avait qu'un seul objectif, classique il est vrai, mais toujours répugnant : le détournement de la gloire afin de justifier des intérêts bien matériels et, accessoirement, l'impression de se donner une importance illusoire. Autre raison de ce déni : on a toujours soutenu que l'Algérie coloniale n'avait jamais formé un seul cinéaste algérien. Cela est vrai mais ne justifie pas que pour cette vérité, on sacrifie les films de Hanache ! Les cinéastes, comme les écrivains ou les peintres, ne se forment pas. Ils sont. Le cinéma est un métier. Comme tous les autres, et comme les libertés, il s'arrache et ne se donne pas. Et l''existence de la filmographie de Hanache n'est redevable qu'à sa passion extraordinaire du cinéma et un talent qu'il a arraché à force de travail et d'engagement. La France — et c'est l'essence même de la colonisation —s'est affairée dès le début à détruire les composantes de l'identité algérienne. Les langues et la religion des Algériens ont été niées et bafouées par divers procédés barbares : la transformation des mosquées en églises, la relégation de l'enseignement de l'arabe au rang du pittoresque, etc. C'est là où réside l'immense dimension du film Les plongeurs du désert qui parle arabe avec des acteurs, tous Algériens. Une preuve concrète de la réalité d'un peuple impressionné par Hanache après 122 ans de colonisation. Certes, le cinéma colonial a laissé passer quelques répliques en arabe, mais c'était surtout pour afficher un peu d'exotisme sur les écrans et souvent, par le choix des répliques et du ton, faire apparaître l'arabe comme une langue barbaresque parlée par des sauvages. Il a aussi, et dès le début, montré une prière : « L'appel du Muezzin », filmé par Louis Lumière lui-même à Alger, et où un homme enturbanné se prosterne sans arrêt. La folklorisation de l'action est accentuée par le défilement rapide de la pellicule des débuts du cinéma. C'est comme si l'on montrait, à 18 images/seconde, un chrétien mettre et démettre la couronne d'ortie jusqu'à la caricature. Hanache, sans doute pour la première fois, filme Himoud Brahimi (Momo) priant de manière juste et sereine. Il apporte ainsi,59 ans après, une réparation cinématographique hautement symbolique à la première image de cinéma tournée en Algérie. Tahar Hanache est mort dans l'anonymat. En plus de la censure de son film par le gouvernement colonial, il a dû supporter, pendant dix ans, l'insupportable silence des siens. Chaque jour, du 5 juillet 1962 au 1er août 1972, date de son décès, on pourrait imaginer cet homme souffrir dans son amour-propre de la non-reconnaissance de son œuvre, pourtant capitale et fondatrice, par ses compatriotes. Pourquoi s'est-il résigné ? Difficile à l'imaginer aujourd'hui. Ses collaborateurs dans le film et amis dans la vie sont tous morts : Momo, Iguerbouchene, Chanderli… Tous dans l'anonymat public. Probablement, n'avait-il pas les moyens intellectuels de défendre son œuvre. Beaucoup de cinéastes et même d'écrivains et autres artistes ne savent pas promouvoir leurs idées en dehors de leur travail création. Aussi, les authentiques artistes deviennent modestes jusqu'à la maladresse quand on évoque leur travail en leur présence. Autre hypothèse, Hanache n'avait pas la force de contrer le discours dominant pour dire : « Je suis le pionnier du cinéma algérien et ce n'est pas au maquis que les Algériens ont réalisé leurs premiers films. » On l'imagine mal, à l'époque du parti unique, prononcer ce genre de vérités. Peut-être aussi que Tahar Hanache, humble, a jugé qu'en faisant des films, il a exercé naturellement son art et n'avait pas besoin de le clamer. Et pourtant, l'Algérie indépendante a reconnu tous les artistes apparus durant l'époque coloniale, quoique d'une manière relative. De Dahmane Benachour à Mohamed Dib, de Aïssa El Djermouni à Mohamed Racim, de Baya à Issiakhem, etc. Obligés de se produire dans des salles de concert, des galeries d'art ou des maisons d'édition toutes françaises, cela n'enlève rien à leur algérianité qui est contenue dans leurs œuvres. Le cas de Hanache est plus spectaculaire. Ses films lui appartenaient de bout en bout : écrits filmés et mis en scène par lui et, surtout, financés par lui ! Prévoyant peut-être, Tahar Hanache ne voulait laisser aucune ambiguïté à exploiter aux vautours de la véritable culture algérienne. A voir son film, fait par des Algériens, de la technique à l'artistique, nous en sommes émus aux larmes… Une leçon quand on sait qu'en 2008, quoi qu'on dise, nous restons incapables de financer la totalité d'un film. Pis encore, de le fabriquer.