Tout le monde s'accorde à dire que la courbe suicidaire a connu une hausse vertigineuse ces dernières années dans notre pays, mais l'absence d'études empiriques et de statistiques fiables réduisent les chances de connaître la vraie réalité des choses et de mettre le doigt sur le recours de certains de nos concitoyens au châtiment ultime. « Nous n'avons jamais publié de statistiques annuelles régionales ou nationales du nombre de suicides. Tous les pays tiennent à jour leurs statistiques sur les suicides et pour de nombreux pays depuis plus d'un siècle », indique le professeur en psychiatrie, Farid Kacha. Ce dernier estime que ces décès doivent faire l'objet d'une enquête détaillée des autorités judiciaires et d'une expertise médico-légale « afin de s'assurer de l'origine du décès chez des personnes qui auraient pu mourir d'accident ou d'homicide. Ces statistiques constitueraient une source appréciable de données et s'avèrent incontournables pour toute politique de prévention ». Le professeur Kacha souligne, en outre, que même les tentatives de suicide transitant par les services des urgences ou de réanimation ne font l'objet, à leur sortie, d'aucune déclaration. Insistant sur l'analyse du phénomène, le psychiatre considère que « l'absence d'intérêt des pouvoirs publics pour le recueil des informations concernant les conduites suicidaires, comme l'acharnement à rechercher dans les seuls problèmes économiques, l'origine de ces conduites relèvent de la même logique, de la même hypothèse explicative. Les conduites suicidaires seraient la preuve de l'existence de graves problèmes économiques, de difficultés sociales dramatiques et d'absence de perspectives qui permettraient aux individus d'espérer un jour pouvoir les résoudre ». « Le manque d'intégration sociale est un facteur aggravant » Continuant son analyse, Farid Kacha indique que le volontaire de la mort « semble dresser le procès de la vie en général, mais surtout le procès de la société et donc du système politique ». Se référant à l'analyse empirique du suicide, le professeur en psychiatrie confirme que le manque d'intégration sociale est un facteur aggravant du suicide. « Il est vrai que le taux de suicides est particulièrement élevé chez les divorcés, ceux qui vivent seuls, les femmes sans enfants, les chômeurs, les retraités, et lors des crises économiques. Et inversement, lorsque la cohésion sociale est importante, le taux diminue. » Toutefois, quel que soit le contexte social, l'impact varie d'un individu à un autre, mais ce qui pousse un individu à se suicider, c'est la vulnérabilité au traumatisme. « Le comportement suicidaire résulte de la décompensation d'une personne placée dans une situation traumatisante ; les conditions familiales ou sociales peuvent créer une ambiance propice à cette décompensation », précise le psychiatre. Parmi les raisons ayant conduit à l'apparition du comportement suicidaire dans notre pays, le psychiatre cite l'urbanisation massive, l'influence décroissante des valeurs traditionnelles ainsi que les contradictions dans le statut social de la femme. Evoquant les moyens fréquemment utilisés pour mettre en application l'acte de suicide, le professeur relève l'ingestion de psychotropes et la défenestration en milieu urbain, la pendaison et l'intoxication au parathion en milieu rural. D'autres moyens sont usités, tels que le gaz, les produits toxiques et ménagers, les armes blanches, la noyade, etc. Les tentatives de suicide qui s'inscrivent dans un contexte socioculturel de crise obéissent à une volonté de partir dans le sommeil, d'où l'utilisation de psychotropes, de produits ménagers et la phlébotomie (incision des veines). « Ce sont souvent des jeunes filles ne présentant pas de troubles psychiatriques patents. Elles ne peuvent exprimer autrement que par ce geste désespéré leur quête affective. » « Il faut créer un centre de prévention du suicide » La prévention de la conduite suicidaire se heurte en Algérie au tabou qui entoure tout ce qui touche au suicide. « Ni les pouvoirs publics ni les familles n'acceptent d'aborder la question ou d'en discuter la prévention », indique Farid Kacha qui relève un autre obstacle à la prévention dans l'insuffisance de services psycho-sociaux et médicaux. « Comment prévenir les récidives lorsqu'on connaît l'encombrement des services de réanimation et des services de psychiatrie ? », s'interroge-t-il, en plaidant pour que la prévention médicale du suicide soit centrée sur le rôle du médecin généraliste. La famille a aussi un rôle à jouer, en étant solide par ses valeurs et présente par ses soutiens et également ouverte et compréhensive. Outre la création de centres de loisirs et d'activités physiques pour les jeunes et les personnes âgées, le professeur Kacha plaide aussi pour la prise en charge des patients dépressifs dans les quartiers et permettre un suivi régulier lorsqu'il s'agit d'une affection chronique. Mais plus encore, la création d'un centre de prévention du suicide est utile pour une meilleure prise en charge des suicidants des grands centres urbains. « Informer le praticien de son rôle primordial, sensibiliser les familles afin d'éviter les ruptures de dialogue, permettre la communication dans des groupes organisés, la gratuité et la facilité d'accès aux soins psychiatriques nous semblent être les éléments essentiels de la prévention du suicide dans notre pays », conclut le professeur.