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Une arnaque à 65 millions d'euros
Unités de dessalement de l'eau de mer de Khalifa
Publié dans El Watan le 31 - 03 - 2008

C'est une affaire où se mêlent très gros sous, milliardaire vénal, intermédiaires voraces, banquiers corrompus et douaniers indélicats. Une affaire qui aura permis à Rafik Khalifa, l'ex-milliardaire algérien, condamné en mars 2007 par le tribunal criminel de Blida à la prison à perpétuité, ainsi qu'à quelques-uns de ses complices de détourner près de 65 millions d'euros.
Une affaire dont la justice algérienne tente encore aujourd'hui de reconstituer les fils. Résumons les faits. En 2002, Rafik Khalifa, alors au sommet de sa puissance, fait part aux autorités algériennes de son intention d'importer cinq stations de dessalement de l'eau de mer. Enthousiastes, les autorités s'engagent à lui accorder toutes les facilités pour que le projet aboutisse. Mais voilà, peu de temps après la mise en service des deux premières stations, l'opération s'avère une immense supercherie. Non seulement ces stations sont défectueuses, mais elles contiennent de l'amiante. Non seulement les procédures d'importation et de dédouanement sont entachées de grossières irrégularités, mais les factures sont excessivement gonflées et le mode de paiement se révèle délictueux. Résultats : 65 millions d'euros ont disparu des comptes de la banque Khalifa. Où est passé le magot ? Qui en a profité ? Et surtout comment Rafik Khalifa a-t-il réussi à berner présidence, gouvernement, banquiers et douaniers ? Voici l'histoire de cette incroyable arnaque. Confrontées à une grave pénurie d'eau, les autorités algériennes décident de lancer, dès le début de l'année 2002, un vaste programme de construction de 21 stations de dessalement d'eau de mer. Rafik Khalifa, dont le groupe pèse 1 milliard de dollars et emploie quelque 10 000 personnes, y voit une aubaine.
Après El Khalifa Bank et Khalifa Airways, voilà Khalifa Construction
Déjà patron d'une banque, El Khalifa Bank, et d'une compagnie aérienne, Khalifa Airways, cet ancien pharmacien, fils d'un ancien ministre, annonce son intention d'investir dans le marché de l'eau, à travers sa nouvelle filiale, Khalifa Construction. Il informe alors les plus hautes autorités du pays de son désir d'importer cinq stations de dessalement d'eau de mer pour régler, assure-t-il, une fois pour toutes cette satanée pénurie. Riche, très riche même, Khalifa ajoute qu'il n'a aucune intention de jouir des profits que cet investissement aura à générer. Son seul souhait est de faire don de ces cinq stations à l'Etat algérien. Mieux encore, tous les frais, achat, importation, dédouanement et exploitation, seront à la charge du groupe Khalifa. Diable, peut-on refuser un tel geste de la part de ce jeune businessman dont la générosité et la philanthropie se montrent sans limite ? Peut-on s'opposer aux projets de cet homme qui pèse déjà des milliards ? Bien sûr que non... N'a-t-il pas aidé les sinistrés des inondations de Bab El Oued en novembre 2001 ? N'est-il pas le principal sponsor des clubs sportifs en Algérie ? N'a-t-il pas embauché enfants de la nomenklatura, fils et filles de ministres et pris comme avocat le propre frère du Président ? N'a-t-il pas, enfin, financé, à coups de millions de dollars, des opérations de lobbying au profit de l'Etat algérien ? Bien sûr qu'on ne refuse rien à Rafik Khalifa, surtout pas lorsqu'il décide de mettre à la disposition du gouvernement algérien des stations de dessalement. Lorsque Moumen Khalifa met au courant la Présidence de son projet, celle-ci donne aussitôt son accord. Le gouvernement, à l'époque dirigé par Ali Benflis, en fait de même.L'opération démarre le lundi 4 mars 2002, lorsque Khalifa dépose un dossier de domiciliation bancaire au niveau de l'agence principale d'El Khalifa Bank à Chéraga, sur les hauteurs d'Alger. Huit jours plus tard, soit le lundi 11 mars, un responsable de Khalifa Construction prend contact avec le ministère des Ressources hydrauliques pour l'informer officiellement du projet. « Khalifa va bientôt importer les cinq unités. L'affaire se présente bien », affirme-t-il en substance. Dubitatifs, les responsables dudit ministère réclament les pièces administratives avant de valider le projet. Les deux parties se donnent rendez-vous pour le samedi 30 mars 2002 au siège du ministère de l'Energie pour finaliser le dossier. Ce jour-là, autour de la table, il y avait des secrétaires généraux du département de l'énergie et des mines, celui de l'hydraulique, deux représentants d'El Khalifa Bank et un certain Stephen J. Woods, venu spécialement de Djeddah, en Arabie Saoudite. M. Woods n'est pas n'importe qui. Sur sa carte de visite, rédigée en anglais, il se présente comme le « conseiller personnel de Son Excellence le prince Saoud Ben Saad Ben Mohamed Ben Abdelaziz Al Saoud ». Qui est ce prince ? Saoud Ben Saad est le patron de Huta-Sete, une compagnie saoudienne spécialisée dans la vente d'installations portuaires. C'est auprès de cette compagnie que Khalifa compte acquérir les cinq stations de dessalement.En présence des représentants du gouvernement algérien, le staff de Khalifa affiche confiance et assurance. « Le dossier est ficelé, affirme l'un d'eux. Les techniciens étrangers, chargés de mettre en place les appareils, débarqueront à Alger dans la deuxième semaine du mois de juin. Quant aux stations, elles arriveront au port d'Alger quinze jours plus tard. » Il reste, tout de même, un sérieux problème : il faut trouver l'assiette de terrain sur laquelle ces fameuses usines de dessalement devront être installées. De ce côté-ci, les responsables de Khalifa se montrent persuasifs : le patron, Rafik Khalifa, disent-ils, souhaite impérativement implanter ses nouvelles stations dans la zone du Hamma. Pourquoi précisément ce lieu plutôt qu'un autre ? Situé à l'entrée d'Alger, à quelques encablures de l'aéroport international, le quartier du Hamma longe l'autoroute Est-Ouest ainsi que le front de mer de la grande baie d'Alger. Pour l'image de marque du groupe Khalifa, il constituera donc un emplacement idéal. Face à de tels arguments, les cadres des deux ministères se montrent tout de même sceptiques. C'est que la zone du Hamma est trop polluée pour accueillir de nouvelles installations, arguent-ils. Difficile d'accorder une dérogation pour un investisseur, même s'il se nomme Rafik Khalifa. Aussi, les deux délégués des deux ministères refusent de valider le projet.
Bluff, filouterie et esbroufe
Mais ne voilà-t-il pas que l'un des conseillers de Khalifa sort le grand jeu. « Nous avons reçu des assurances de la part de la présidence de la République pour nous garantir l'accès à ce site », indique-t-il. Il en rajoute même, histoire de rassurer ses interlocuteurs : « Pour protéger les futures installations, précise-t-il, un mur d'enceinte de 150 m de long sera construit. » Les responsables des deux ministères ne trouvent rien à redire. Pouvaient-ils faire autrement dès lors que le projet aurait obtenu l'appui de la Présidence et celui de la chefferie du gouvernement. Là, Rafik Khalifa va faire preuve d'un formidable sens du coup de bluff, d'un remarquable art de la filouterie, d'un art consommé de l'esbroufe. Il va alors organiser une sorte d'avant-première pour l'inauguration symbolique d'une station de dessalement installée dans la zone même du Hamma à laquelle seront conviés les plus hauts responsables de l'Etat algérien ainsi que tous les organes de presse. Oui, mais il reste un problème à résoudre et non des moindres : comment monter tout ce barnum lorsque aucune des cinq fameuses stations n'est encore arrivée au port d'Alger ? Khalifa va alors louer, auprès d'une entreprise américaine, une ministation de dessalement d'eau de mer dont les capacités ne dépassent guère celles d'une fontaine publique. Elle sera présentée comme le prototype du grand projet que Khalifa compte installer en Algérie. C'est ainsi que le lundi 27 mai 2002, devant les caméras de la télévision algérienne, le président Bouteflika, flanqué d'une douzaine de ministres, procède à l'inauguration de la première station de dessalement importée par Rafik Khalifa. Tout le monde n'y a vu que du feu. C'est que notre homme d'affaires n'a pas lésiné sur les moyens pour impressionner son monde. L'organisation de la cérémonie a été confiée à une agence américaine dénommée Reflex Event, spécialisée dans l'événementiel. Celle-ci a acheminé plusieurs tonnes de matériel depuis la France, installé un jardin comportant des bassins aquatiques parsemés de fleurs fraîches et un écran de 5 m de haut et 6,40 m de large en moins de 24 heures.Maintenant que la cérémonie d'inauguration est expédiée, maintenant que les plus hautes autorités du pays ont avalisé le projet, il reste à finaliser l'opération. C'est là que commence la deuxième partie de l'opération. Alors que le cabinet du ministre des Ressources hydrauliques attendait en vain les pièces du dossier, Rafik Khalifa avait déjà conclu son affaire en signant un contrat avec les dirigeants de Huta-Sete pour l'acquisition de 5 stations de dessalement. Deux pour un montant de 26,5 millions de dollars et trois autres pour 45 millions d'euros. Voici ce que les responsables de Khalifa n'ont jamais révélé à leurs interlocuteurs algériens : les stations ont été acquises quelques semaines avant que le gouvernement ne soit officiellement informé de l'existence du projet. Mieux, les factures ont été réglées sans que les dirigeants de Khalifa daignent inspecter au préalable les installations en Arabie Saoudite. Qu'en est-il des virements encaissés par les Saoudiens ? Le groupe Khalifa a transféré, via une banque arabe basée à Paris, 5 millions de dollars, le 15 mars, et 5 autres, le 29 mars 2002. Un troisième transfert, de l'ordre de 3,5 millions de dollars, a été enregistré le 1er avril 2002. Un quatrième, d'un montant de 5 millions de dollars, a été opéré le 28 mai de la même année. Le reste, c'est-à-dire 8 millions de dollars, sera versé en septembre 2002, soit cinq mois après la visite que Khalifa et ses collaborateurs effectueront à Djeddah. Celle-ci interviendra à la fin du mois de mai. Cette visite, un homme en sera le principal organisateur, Raghid El Chammah. L'homme est, à la fois, l'ami, l'intermédiaire et le conseiller de Rafik Khalifa. C'est tout naturellement que ce dernier l'invite, avec ses deux collaborateurs ainsi que son garde du corps, à prendre place dans le jet privé qui va les emmener en Arabie Saoudite.A Djeddah, le comité d'accueil est fastueux. C'est le prince Saoud Ben Saad en personne qui reçoit la délégation au pied de la passerelle. Sur le tarmac de l'aéroport, une rangée de somptueuses limousines attendent les hôtes pour un tour de visite sur le site de la compagnie Huta-Sete. Une fois le tour du propriétaire terminé, la délégation se rend au palais de l'émir pour un déjeuner princier. La journée s'achève à Dubai, dans un luxueux hôtel où l'équipe est descendue pour faire la fête. Cette soirée-là, whisky, gin et vodka ont coulé à flots au frais de Khalifa. Le lendemain, le jet privé de Khalifa décolle en direction de Beyrouth. Tandis que ses trois collaborateurs prolongent la fête dans la capitale libanaise, Rafik et Raghid El Chammah sont reçus au palais présidentiel. Pour quoi faire ? On ne le saura sans doute jamais.Dimanche 23 juin, deux des cinq unités arrivent enfin au port d'Alger. Installées sur des barges flottantes, elles y resteront deux mois. Parce qu'elles sont encombrantes et constituent un danger, les autorités portuaires demandent au ministère des Ressources hydrauliques, en charge du dossier, les pièces administratives pour effectuer le dédouanement. Abdelmadjid Attar, le nouveau ministre installé le 17 juin, refuse catégoriquement. Il attend les explications des dirigeants de Khalifa avant de prendre toute décision. « Le dossier, transmis le 30 avril, était vide. Il n'y avait ni le montant des stations ni le nom du fournisseur », confesse Abdelmadjid Attar. C'est alors qu'il ordonne à ses collaborateurs de convoquer Rafik Khalifa pour exiger de lui tous les documents relatifs au dossier. « Sinon les usines ne sortiront pas du port d'Alger », tonne-t-il. Le ministre ne sera pas au bout de ses surprises. Lorsqu'on lui annonce que le groupe Khalifa a exigé que les stations soient installées dans la zone du Hamma, il saute au plafond. « Impossible, hurle-t-il. La zone est trop polluée. Non seulement leur dossier est vide, mais ils se permettent des exigences. Et puis quoi encore ?!... » Sommé de se présenter au siège du ministère de l'Hydraulique, Khalifa préfère dépêcher deux de ses collaborateurs, toujours flanqués de Stephen J. Woods, le conseiller du prince saoudien. Le 23 juin, une réunion est alors organisée au siège du ministère. Encore une fois, les cadres de Khalifa y vont de leur laïus. « Ces cinq stations résoudront définitivement le problème de pénurie d'eau dans la capitale. Des experts philippins seront à Alger pour faire marcher les deux premières stations. Les trois autres sont encore en montage dans des ateliers en Grèce. Elles seront en Algérie dans les prochains mois... » Embarras au sein du cabinet du ministre. D'un côté, il ne peut s'autoriser à donner une suite favorable à ce dossier tant il est truffé d'incohérences et d'irrégularités. De l'autre, il ne peut s'y opposer indéfiniment dès lors que la présidence de la République et le gouvernement ont délivré un quitus à Khalifa. Comment faire alors ? Le ministre s'en remet à son chef du gouvernement, Ali Benflis. Ce dernier s'en lave les mains. « C'est un dossier technique, dit Benflis. Vous êtes le ministre, débrouillez-vous. » L'opération traîne en longueur et les pressions sur le ministère de l'Hydraulique s'accentuent. Les coups de fil se font de plus en plus insistants. Par ailleurs, les services des douanes veulent absolument évacuer ces barges flottantes qui encombrent et menacent le trafic portuaire. Le 25 juillet 2002, les dirigeants de Khalifa sont à nouveau convoqués à une énième réunion. Le ministère des Ressources hydrauliques esquisse un compromis. Les stations seront installées dans le port de Zemmouri, dans la wilaya de Boumerdès, mais le groupe Khalifa devra assurer le service après-vente : des ingénieurs algériens devront être formés pour prendre la relève des techniciens étrangers.Dimanche 25 et mercredi 28 août 2002, les fameuses stations quittent le port d'Alger en direction de Zemmouri. En violation de l'article 51 du code des douanes qui rend obligatoire le contrôle des marchandises, elles seront exonérées des droits et des taxes douanières, causant ainsi une perte sèche au Trésor public de l'ordre de 36 millions de dinars. Qui a ordonné une telle évacuation ? L'enquête, toujours en cours, n'a pas encore révélé les dessous de cette opération. A Zemmouri, les techniciens philippins prennent en charge la mise en service des deux stations pendant quelques jours avant que les premiers pépins ne surviennent. Comme il fallait s'y attendre, les stations fonctionnent un jour sur deux avant de tomber définitivement en panne, le 12 novembre 2002. Intrigué par les procédures d'importation et de dédouanement, le ministère des Ressources hydrauliques sollicite une expertise auprès d'une firme suisse. Et les résultats seront accablants : les usines de dessalement importées par le groupe Khalifa sont vieilles de vingt ans. Non seulement elles consomment une énorme quantité de gasoil, mais elles ont surtout servi à l'alimentation des plateformes pétrolières dans le golfe Persique. Alertée sur les conclusions des experts suisses, la présidence de la République désigne, de son côté, la ministre déléguée auprès du ministre des Finances, Fatiha Mentouri, pour mener l'enquête. Une deuxième expertise sera alors réalisée par un cabinet algérien. Celle-ci ne fera que confirmer les résultats du rapport établi par la firme suisse : en définitive, les stations de Khalifa ne sont qu'un tas de ferraille rongé par l'amiante. Leur coût total ne saurait dépasser les 3,5 millions de dollars.Lorsque le liquidateur de la banque Khalifa épluche le dossier des usines de dessalement, il découvre le pot aux roses. Le patron du groupe a transféré par swift, en plus de 26,5 millions de dollars versés aux Saoudiens, 45 millions d'euros sur le compte de l'agence El Khalifa Bank, sise à Paris. Où sont passés les millions ? Une partie a été empochée par les Saoudiens et l'autre a servi à l'acquisition, en septembre
2002, de la fameuse villa Bagatelle, à Cannes, pour un montant de 35 millions d'euros, revendue quelques mois pour 16 millions d'euros. Que sont devenues ces fameuses usines de dessalement ? La première a coulé par le fond suite à une tempête qui a touché le littoral algérien en 2005. La deuxième ? Elle menace de s'effondrer à tout moment.


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