L'écrivain Mohamed Magani revient d'El Jadida (Maroc) où un hommage était rendu à ce géant de la littérature maghrébine. Deux livres phares, La Mémoire tatouée (1971) et Pèlerinage d'un artiste amoureux (2003) encadrent l'œuvre à la prodigieuse transversalité des genres chez Abdelkebir Khatibi. Intellectuel-écrivain, il est romancier, poète, essayiste, dramaturge, critique d'art, sociologue, philosophe du langage et de la politique, et ne cesse avec un égal bonheur de traquer le « sourcement » de l'écriture. Celle-ci ne recherche nullement sa source et son enfance, mais sa réinvention perpétuelle. Bien des chemins de la particularité khatibienne ont été mis en évidence lors de l'hommage que lui a rendu sa ville natale Al Jadida au Maroc (26-27 mars 2008) dans un souci véritable de culture de la reconnaissance envers les hommes de l'esprit et les citoyens engagés dans le local et le mondial. Par-delà la reconnaissance à Khatibi, l'écrivain algérien Mostefa Faci a ému l'assistance en présentant et commentant l'ouvrage posthume de Bakhti Benaouda, universitaire et intellectuel algérien assassiné en 1995, dont l'ouvrage publié récemment porte précisément sur la critique moderne et Khatibi. Dissident de la langue, Khatibi truffe sa pensée de notions signifiantes qui nous emmènent loin pour remettre en cause des catégories familières. Il nous dépayse par une langue au long souffle, au phrasé dénué de préciosité, avec des pauses qui « renseignent sur les modes de pensée asiatiques, les pratiques artistiques pour découvrir les cultures du monde », note sa lectrice américaine, Lucy Stone Mc Neece. A l'amour, Khatibi substitue l'aimance (en débat continu), notion de sollicitude et tolérance, à l'amoureux l'aimant et l'aimante. Sa double critique, concept heuristique, renvoie à une critique de soi et de l'autre et exclut le fanatisme et la pensée dogmatique. Ses lectures plurielles embrassent les genres littéraires et les réflexions intellectuelles, passe par les grilles de la sociologie, la philosophie, l'anthropologie et le détour psychanalytique. Penseur engagé dans la cité, « avec sa subjectivité de flâneur », l'auteur de La Mémoire tatouée nous « secoue » et nous demande de toujours donner du sens à ce que nous faisons. Chez lui, l'identité sociale ou nationale n'est pas paralysante, de même que la différence. Le désenchantement du monde arabe, maghrébin, incite à penser au-delà du désastre. L'incursion de la littérature dans la politique procède d'une vision noble de la politique, remet l'éthique dans la politique, dans l'écoute d'« une marge en éveil », apte à réformer le système politique. Dans Vomito blanco (1974) et L'Alternance et les partis politiques (1999), Khatibi est essayiste. Dans cette forme d'intervention dans l'histoire immédiate, l'essai, la démarche est la même : apprendre à vivre avec la différence et redoubler de prudence, car avec l'incursion dans la politique, l'idéologie risque de prendre le dessus. La question idéologique, le sionisme dans Vomito blanco, traverse de bout en bout les arguments et « ouvre un procès de vérité intellectuelle et politique sur les paradoxes du sionisme. » (Khaled Ouadah, El Watan, 30 mars 2006). Dans l'Alternance et les partis politiques, la démarche nous commande de situer le lieu d'où l'on parle, d'inventer un idiome nouveau. Le lieu idéologique est primordial chez les intellectuels, il témoigne d'une éthique, qu'ils se doivent d'observer. « Les intellectuels doivent se respecter, s'écouter, sinon c'est un suicide collectif », dit Khatibi. L'ombre du Palestino-Américain Edward Saïd a plané sur la rencontre rendant hommage à Khatibi. Tous les deux, dissidents des langues anglaise et française, partisans lucides de la double critique, façonneurs de concepts, penseurs engagés dans le monde, remettent en cause l'identité absolue ou la différence absolue. Mais Saïd est l'essayiste absolu, Khatibi le « polygraphe » absolu. Leurs efforts tendent tous à replacer l'être arabe dans la modernité, à le confronter à la pluralité des cultures, à penser l'interculturel dans une démarche perspectiviste. Est-ce réellement une surprise si l'auteur de La mémoire tatouée a révélé le projet, non abouti, d'un film sur trois figures de la modernité arabe : Taha Hussein, Edward Saïd et lui-même ?