Présent à Alger pour le Festival international de la littérature et du livre de jeunesse, l'écrivain guinéen Tierno Monénembo a entre autres animé une conférence sur l'écriture africaine et procédé à une vente-dédicace de son avant-dernier roman, Peuls, sorti il y a à peine quelques semaines aux éditions Apic. Liberté : Votre roman Peuls est sorti il y a quelques semaines en Algérie, grâce à l'initiative des éditions Apic. On constate que dans ce roman, deux thèmes se croisent : la trace (l'exil) et la mémoire… Tierno Monénembo : L'exil est mon berceau d'écrivain et le motif récurrent de la plupart de mes livres. Cela se comprend : je le vis depuis 40 ans et je suis issu d'une communauté en exil (depuis toujours peut-être). Les Peuls, puisqu'il s'agit d'eux, sont un peuple errant. Le nomadisme est sa raison d'être. Et il a bien raison. Comme le disent les humoristes, en Afrique, il n'y a plus que le Peul qui marche, tout le reste est en panne (rires). Et qui dit nomadisme, dit mémoire. Les peuples errants prennent énormément de risques : ils doivent à chaque seconde sauvegarder leur mémoire et renégocier leur identité. L'exil a fait de moi un obsédé de la mémoire. Vous êtes vous-même un peul, mais vous écrivez dans votre roman sur ce peuple auquel vous appartenez avec une grande distance. Est-ce une manière de rester objectif ? Je me suis simplement livré à un exercice que je raffole : l'autodérision. En plus, en faisant du Sérère (le cousin à plaisanteries du Peul), le narrateur de l'histoire des Peuls, j'ai fait d'une pierre deux coups : proposer une autre façon d'écrire l'épopée qui, on le sait, est souvent solennelle, pleine de pathos. Ici, au contraire, le héros est brocardé au lieu d'être couvert de lauriers et coulé dans le bronze. Montrer que les identités ethniques ne sont pas toujours meurtrières, pour parler comme Amin Malouf, et qu'on peut comme les anciens Africains faire de l'humour là-dessus sans ravager la contrée. La voix des ancêtres ou encore l'oralité est-elle une manière de vous réapproprier le passé et ainsi la mémoire collective de tout un peuple ? Les écrivains africains du nord au sud traînent leur plume par terre dans l'espoir de recueillir des bribes de mémoire. Et c'est normal : le fracas colonial a ouvert une immense brèche entre notre passé et notre avenir. Nous resterons fragiles, c'est-à-dire colonisables, tant que nous n'aurons pas comblé cette brèche-là. Mais, attention, la réappropriation de la mémoire est un travail délicat : à force de rechercher le passé, on risque de tomber dans le passéisme. L'Afrique indépendante a eu tendance à idéaliser le passé. Et ce piège-là est profond, terriblement dangereux. Il est la cause de la plupart de nos échecs. La mémoire oui, les poux des ancêtres, non ! La mémoire est une problématique formelle chez vous. Toutefois, on constate que tous les écrivains africains sont obsédés par cette question ? Je vous ai dit plus haut que je suis un obsédé de la mémoire et je suis loin d'être le seul. Abdelkébir Khatibi (il n'a pas écrit la Mémoire tatouée pour rien), Mohamed Khaïr-Eddine, Hampâté-Bâ, Ahmadou Kourouma, William Sassine (qui a écrit Mémoire d'une peau)… nous sommes tous des obsédés de la mémoire, raison pour laquelle nous écrivons, car la littérature est un excellent endroit pour régler les comptes avec la mémoire. Cette question de la mémoire n'est-elle pas également due au fait que le continent n'a pas encore résolu tous ses problèmes avec le passé, marqué notamment par la colonisation ? Vous avez raison et le problème est d'autant difficile à résoudre que la colonisation elle-même est une partie de notre mémoire. Malheureusement, jusque-là, la question a été abordée essentiellement à coups de pamphlets et de slogans. Il est grand temps que l'imaginaire s'en mêle. La question de la libération du joug colonial a été une problématique et une cause partagées par l'ensemble des écrivains africains, mais, à présent, qu'est-ce qui pourrait rassembler la littérature africaine ? D'ailleurs, que devrions-nous dire : la littérature ou les littératures ? Ce lien colonial était si puissant que dans les années 1960, il n'existait qu'une seule anthologie pour l'Afrique, Madagascar et les Caraïbes. Depuis, les identités nationales s'affirmant, on est amené à parler de littérature algérienne, guinéenne, ivoirienne, etc. La littérature issue de l'immigration, la littérature de la diversité pour parler politiquement correct, perpétue ce lien. Fatou Diome et Faiza Guène peuvent parfaitement coexister dans une anthologie. Qu'est-ce que pourrait apporter le Festival culturel panafricain à l'Afrique ? “Ses besoins” ne sont pas ailleurs : ils sont là, dans la culture. Le jour où nos Etats se rendront compte de l'importance de la culture, non seulement nos citoyens seront plus libres, mais ils seront plus riches. Et, évidemment, quand je parle de culture, je parle d'imagination, de création, d'esprit critique, de liberté de penser. Les manifestations folkloriques en l'honneur du guide suprême et du parti unique, non merci !