L'un des 24 détenus d'avril 80 et membre fondateur du MCB, Mouloud Lounaouci, doctorant en sociolinguistique, nous parle dans cet entretien de l'acheminement de la revendication amazighe. Qu'évoque pour vous le 20 avril 1980 ? Cette date historique, à plus d'un titre, évoque la fin d'une situation politique bloquée. Le mouvement national dès le début du siècle, autrement dit dès la naissance de l'ENA (Etoile nord-africaine), a décidé de ce que devait être l'Algérie indépendante. Par mimétisme, l'Algérie devait ressembler à la France, puissance d'occupation. Il fallait donc, par effet miroir, construire un pays à pouvoir fortement centralisé et monolithique. Une nation, un peuple, un Etat, une langue, une culture, une identité. Mais pas seulement, puisque l'Algérie devait faire partie de la vaste nation arabe. Tout était dit, l'islamisme et l'arabité se profilaient à l'horizon. Une tendance renforcée par le mouvement islahiste d'Ibn Badis. Les militants algérianistes et indépendantistes (qui représentaient l'écrasante majorité des militants) qui voyaient en la diversité un ciment de cohésion nationale et non un facteur de division ont préféré taire leur position en attendant la libération du pays. Sauf que l'histoire de l'Algérie indépendante a commencé par un putsch qui a permis aux arabo-islamistes d'asseoir leur idéologie faite d'intolérance et d'exclusivisme. Le processus de démocratisation tant espéré n'a pu avoir lieu et la chasse aux opposants a pris les dimensions que l'on sait avec ses lots d'assassinats, de disparitions et autres emprisonnements. Cette répression a créé une chape de peur qui a permis au système de perdurer et d'user sans limite de son pouvoir. Avril 1980 est la remise en question de cet état de fait. Il est le résultat d'une contestation/revendication commencée dès le mouvement national. Amar Imache a démissionné de son poste de secrétaire général de l'ENA parce qu'il ne supportait pas l'autoritarisme de Messali, les « berbéristes » de 1949 ont été éliminés parce qu'ils avaient osé remettre en question l'ordre établi. Dès 1963, l'opposition politique (notamment les maquis du FFS puis d'autres forces principalement de gauche, sans oublier lesdits poseurs de bombes) et culturelle (académie berbère, groupe berbériste d'Alger autour de M. Mammeri…) commençait à s'organiser. Le printemps amazigh est venu couronner ce long mouvement revendicatif. Il exprime le ras-le-bol d'une grande partie du peuple. Il est porteur de valeurs de tolérance, de démocratie, de modernité et d'universalité. C'est en ce sens que ce mouvement, même s'il est né en Kabylie, a eu un impact sur tout le pays. Aujourd'hui, il faut lui rendre justice. Toutes les avancées en matière de démocratie (droits de l'homme, liberté de la presse, associations libres, reconnaissance de l'identité et culture amazighes, enseignement du tamazight) sont les résultats directs de ce mouvement berbère. Pour tout dire, cette date devrait être commémorée annuellement dans toute la nation. Quels sont les acquis du printemps berbère ? Indépendamment de ce qui a été dit en matière de droits fondamentaux (le premier tract du mouvement portait dans l'ordre d'énumération : pour la démocratie, la liberté d'expression, la reconnaissance des langues algérienne, arabe dialectal et berbère), le printemps amazigh a abouti à des acquis indéniables quoique non irréversibles. Aujourd'hui, l'identité amazighe est constitutionnelle et la langue amazighe est nationale. L'enseignement de cette langue est devenu une réalité même s'il persiste de nombreux obstacles. Les licenciés, magisters et docteurs en tamazight se chiffrent en plusieurs centaines et le nombre d'élèves se situe autour de 130 000. La fierté identitaire et la loyauté linguistique, actuellement bien ancrées, sont le prélude, il faut l'espérer, à une rapide désaliénation. La réappropriation du patrimoine culturel, la connaissance de l'histoire du pays telle qu'elle s'est déroulée (aujourd'hui possible) permettront de s'affranchir de la tutelle du monde arabe. Un monde virtuel auquel veulent nous rattacher les tenants de l'arabo-baâthisme. Quel regard portez-vous sur l'enseignement de la langue amazighe ? L'enseignement de la langue berbère a été, pour ainsi dire, imposé par les militants du mouvement. Dès 1989, avec la naissance du mouvement associatif autonome, ont commencé les cours de tamazight à l'intérieur même des établissements scolaires (l'exemple de l'association Idles est à ce titre édifiant). La « grève du cartable » de 1994, qui a vu tous les élèves et les étudiants sacrifier leur année, a permis d'imposer l'enseignement du tamazight de manière institutionnelle. Mais de nombreux obstacles sont volontairement mis en place pour aboutir à son échec (autorisation paternelle, note non incluse dans la moyenne générale, non ouverture de postes budgétaires pour les enseignants …). Malgré tout, grâce à l'abnégation des enseignants (pour la plupart militants) mais aussi au dynamisme des membres du HCA (qui fait beaucoup avec peu) et la bonne volonté de quelques éléments du ministère de l'Education, l'enseignement a gagné en qualité même si du point de vue du nombre de wilayas où le tamazight est enseigné, il y a un réel recul (actuellement 96% des élèves sont situés en Kabylie). Les raisons, multiples, sont essentiellement liées au mouvement anti-amazigh (minoritaire mais agissant) encore implanté dans les autres régions du pays. Ceci dit, l'optimisme est de rigueur dans la mesure où les universités forment des centaines de licenciés par année.que l'Etat doit, par obligation, recruter dans le cadre de l'enseignement. Et puis, il faut ajouter que le berbère commence à se délester du statut de « langue du cœur » pour devenir « langue du pain », seul statut garant de la pérennité d'une langue. Comment percevez-vous sa place dans les médias ? Une presse, essentiellement partisane, a vu le jour au tout début de l'ouverture dite démocratique. Malheureusement, pour des raisons objectives, cette presse n'a pas pu durer. Il faut dire que l'absence d'une alphabétisation soutenue (aucune volonté politique) a fait que le lectorat était réduit et donc économiquement non rentable. Mais il faut ajouter aussi le registre de langue employé, un niveau imperméable pour le commun des citoyens. Le nombre de néologismes, l'emphase, les circonvolutions verbales, la pédanterie phraséologique (par mimétisme de l'arabisation) ont vite découragé les quelques bonnes volontés de lecteurs. Ce qui est dit pour l'écrit vaut pour l'audiovisuel (radio et télé) où les animateurs ont longtemps joué aux purificateurs créant ainsi un « monstre linguistique » repoussant auditeurs et téléspectateurs. Aujourd'hui, les choses devraient s'améliorer, les nombreux jeunes qui ont eu un enseignement en cette langue sont un lectorat potentiel d'autant que globalement tous ont compris qu'une langue, pour être vivante, doit être fonctionnelle. L'édition régionale, dans un premier temps, peut actuellement voir le jour et s'autofinancer si, toutefois, l'Etat acceptait de partager équitablement sa manne publicitaire. Pour terminer sur cette question, il faut peut-être songer d'ores et déjà à former des journalistes professionnels en tamazight. Que peuvent apporter aujourd'hui les anciens animateurs du MCB par rapport à la scène politique locale ? Comme dans tous les mouvements, les fondateurs doivent, théoriquement, veiller au maintien des valeurs et dénoncer les dérives. Ils sont, en quelque sorte, les « gardiens du temple ». Mieux, leur capital expérience doit servir aux autres générations. Il n'est franchement pas utile de reproduire nos erreurs, et de ce point de vue, les anciens animateurs peuvent avoir un rôle de « garde-fous ». Actuellement, la revendication politique non violente est possible, la production culturelle l'est aussi. La clandestinité n'est plus obligatoire, comme ce fut le cas, il y a à peine deux décennies. La possibilité de rencontres périodiques des jeunes militants avec les anciens est désormais possible. La commémoration d'avril 80 deviendra alors une journée de communion et non une finalité du mouvement (tendance actuelle).