Il y a quelque chose d'encore plus triste à célébrer les artistes et les écrivains disparus en prenant comme référence leur date de décès. Ambiance de morgue, au mieux de placard d'état civil, les toiles d'araignées en prime. La tentation est plus forte quand la personne a été assassinée. On associe alors l'hommage à la dénonciation du crime. Et parfois, la seconde finit par faire de l'ombre au premier. Est-ce un effet de notre culture du martyre après une colonisation particulièrement barbare, une guerre de Libération nationale terrible et, hélas, ces violences postindépendance ? En alignant l'évocation sur la disparition, trois travers nous guettent. Le premier est de donner la priorité à notre tristesse et de faire montre ainsi d'un certain égoïsme. Le deuxième est de négliger le fait que les artistes et écrivains n'existent en tant que tels que par leurs œuvres et que, tant que celles-ci existent, ils continuent donc d'exister. Le troisième enfin est de pouvoir être amenés à accorder dans nos esprits et nos mémoires plus de place au martyr qu'à une œuvre et un talent sans compter qu'il serait en outre infamant de distinguer les créateurs de la multitude anonyme des victimes. Si nous parlons aujourd'hui de Tahar Djaout, c'est d'abord parce qu'il avait un véritable talent et que, né en 1954, il est un maillon entre les premières générations d'écrivains algériens et celles d'aujourd'hui. C'est parce que sa poésie est reconnue pour son raffinement et que de grands écrivains dans le monde sont allés jusqu'à l'intégrer comme personnage de leurs écrits (voir p. 22, article de Sofiane Hadjadj et encadré). Mohamed Balhi, qui fut longtemps son confrère et ami, nous dresse ci-contre un portrait attachant et lucide de l'homme comme du journaliste et de l'écrivain. Nous publions également l'interview inédit que Tahar Djaout avait accordée à M. A. Himeur, trois jours avant l'attentat et dont la BBC n'avait diffusé qu'un court extrait (p. 21). Comme tous les propos posthumes, il faut se garder de les apprécier avec la connaissance de ce qui est advenu par la suite et s'efforcer de les considérer dans leur contexte. En l'occurrence, c'est la vision de Tahar Djaout sur des ancrages de la société qui nous intéresse et non l'actualité politicienne d'alors. Abrous Outoudert nous raconte comment L'Expropié a paru à Alger en 1981 et nous dit en quoi ce roman est fondateur. Enfin, le fac-similé d'un poème écrit par Djaout chez le laitier de la rue Tanger, son restaurant préféré : pain traditionnel, dattes et petit lait, une menu qui décrit bien l'homme. Bravo à la maison de la culture Mouloud Mammeri de Tizi Ouzou qui a marqué dignement les quinze ans qui nous séparent de son décès (et non de sa disparition). Et pensons à célébrer plutôt les dates de naissance, car elles expriment la vie qui éclot et celle qui continue.