La question de l'assainissement financier des entreprises publiques algériennes revient de façon récurrente au devant de l'actualité depuis que la loi a institué l'autonomie des entreprises publiques en 1988. Celles-ci, on le sait, sont majoritairement déstructurées et un grand nombre d'entre elles structurellement déficitaires (1). C'est par un recours systématique au découvert bancaire qu'elles arrivent à se maintenir en activité et à financer leur cycle d'exploitation. Le ministre des Finances a encore tout récemment (25 octobre 2004) abordé la question lors de sa prestation au Club Excellence Management organisé par l'Institut supérieur de gestion (ISG). Il a parlé de 28 milliards de dollars engloutis dans cette opération depuis 1986 à ce jour (2). Il a de nouveau évoqué le même sujet devant l'Assemblée populaire nationale (APN) le 28 octobre à l'occasion de la présentation du projet de loi de finances 2005. Je voudrais présenter ici quelques réflexions sur la question pour tenter de remonter aux sources du problème et, dans le prolongement, esquisser les deux options possibles d'un plan de sortie de crise de l'économie publique ; plan qui s'inscrit dans la perspective de la libéralisation totale de l'économie à la faveur de l'accord d'association Algérie-Union européenne et de l'adhésion de l'Algérie à l'Organisation mondiale du commerce (OMC). La question à partir de laquelle je voudrais faire part de mes réflexions sur le sujet ne tient pas à l'importance du chiffre annoncé : 28 milliards de dollars. Elle est relative à la monnaie dans laquelle il est exprimé : le dollar. Pourquoi en effet le ministre des Finances a-t-il formulé en dollars et non pas en dinars le coût de l'assainissement financier des entreprises publiques algériennes ? Celles-ci reçoivent-elles de l'argent en dollars au titre de leur assainissement financier ? Tout le monde sait qu'il n'en est rien et que, en réalité, elles ne reçoivent même pas d'argent en dinars puisque le prétendu assainissement financier consiste en un « toilettage » de leur bilan comptable axé sur le reprofilage de leurs dettes. Serait-ce donc un lapsus de la part du ministre des Finances qui aurait plutôt dû parler de dinars ? Evidemment non, puisque le chiffre en dinars serait bien plus élevé (1400 milliards selon certaines sources). C'est donc bien de dollars qu'il s'agit et peu importe en vérité le chiffre exact (26 (3) , 28 ou autre). Cela n'a pas d'autre signification possible que la suivante : l'Etat algérien puise dans ses revenus en devises pour financer l'assainissement financier des entreprises publiques. Or, ces revenus se composent quasi exclusivement des recettes d'exportation d'hydrocarbures (à 98%). Il était tentant pour le ministre de conclure à l'inefficacité économique des entreprises publiques algériennes (4) et c'est ce qu'il a, en effet, laissé entendre lors de l'interview donnée à la Chaîne III de la Radio algérienne. Mais il n'a pas pris soin de préciser le contenu économique de l'efficacité en sorte que, comme par le passé, on en reste à des généralités sur le sujet. C'est cette question de l'efficacité économique des entreprises publiques que je vais essayer dans ce qui suit de clarifier pour ensuite tenter d'esquisser les voies possibles de sortie de la crise actuelle. J'organiserai donc mon exposé en deux grands points, chacun comprenant plusieurs sous-points : le premier a trait à la nature et aux causes de l'inefficacité économique. On distinguera, après avoir dit ce qu'on entendra par inefficacité, trois causes essentielles de ce phénomène liées : la première, au mode de gestion de l'économie publique dont on dira pourquoi il n'a pas fondamentalement changé depuis 1988 malgré les réformes (par économie publique on désignera ici l'ensemble du secteur public productif en tant que système) ; la deuxième, au mode de mise au travail des producteurs en tant qu'il permet ou non à l'entreprise et par-delà, à l'économie publique, de dégager un surplus accumulable. la troisième à l'échec de la stratégie algérienne d'industrialisation qui n'a pas su intégrer dans le processus de développement la mise en place d'un complexe de machines à même de relayer l'importation des équipements à fort contenu technologique. Comme on le verra, c'est là une des raisons essentielles de la pérennité de l'économie de rente et, conséquemment, du statut mineur de la monnaie nationale par rapport aux devises dans lesquelles est libellée la rente. Le second point traitera de la nécessité d'une nouvelle réforme d'envergure et des voies possibles de rupture avec le système actuel d'économie de rente. Ce point sera subdivisé en deux sous-points traitant : le premier, de l'option de maintien (même provisoire) d'un secteur public productif performant en termes de production d'un surplus accumulable ; le second, de l'option pour la privatisation massive des entreprises publiques dans un esprit de rupture avec le système d'économie à base de rente dont profitent à l'heure actuelle tous les opérateurs économiques (publics et privés). Je terminerai l'exposé par quelques réflexions sur le nécessaire recentrage de l'action économique de l'Etat, sur la réalisation des grands travaux d'infrastructure économique et d'équipements sociaux, sources d'économies externes pour les entreprises publiques et privées, et sur la prise en charge d'une partie au moins des coûts sociaux de la restructuration industrielle (allocations chômage et autres actions à caractère social). 1/ L'inefficacité économique des entreprises publiques : nature et causes Par inefficacité économique des entreprises publiques, on entendra ici leur incapacité à dégager un surplus accumulable et par surplus accumulable, on désignera l'excédent de valeur du produit social annuel sur la valeur des consommations productives (y compris la main-d'œuvre) de l'année ; excédent pouvant donner lieu à l'accroissement du potentiel productif et, conséquemment, à la croissance économique. Tel que défini, le surplus économique correspond peu ou prou à l'Excédent brut d'exploitation (EBE) saisissable à travers le compte de résultats de l'entreprise comme la somme du résultat d'exploitation, des dotations aux amortissements, des impôts liés à la production et des frais financiers. La différence entre l'approche en termes d'excédent brut d'exploitation et l'approche en termes de surplus économique réside dans le fait que le surplus ne se présente pas seulement sous l'aspect de valeur, mais également sous l'aspect de valeur d'usage (5) (de biens capital et de biens salaire) sans lequel il ne peut être employé productivement, c'est-à-dire de façon à accroître le potentiel productif. Ce n'est qu'à cette condition que l'accumulation sera possible et que la croissance économique aura un contenu que je qualifierai de vertueux, c'est-à-dire qu'elle ne sera pas réduite à une accumulation de fortunes improductives comme c'est le cas présentement. Nous verrons successivement dans ce premier point quels types de dysfonctionnement empêchent une croissance économique vertueuse. a/ Les dysfonctionnements de l'économie publique liés au mode de gestion des entreprises En quoi consiste en fait ce mode de gestion ? Il ne consiste pas seulement à gérer les entreprises par voie d'injonctions administratives. La réforme de 1988 visait précisément à mettre un terme à cette pratique, mais elle n'y est pas parvenue puisque les fonds de participation, transformés ultérieurement en holdings publiques puis en Sociétés de gestion des participations (SGP) (de l'Etat), ne sont en réalité que des courroies de transmission des décisions des autorités publiques en charge des secteurs d'activité concernés puisqu'elles dépendent du Conseil des participations de l'Etat (CPE) où siègent essentiellement les ministres en charge des portefeuilles concernés. Par le mode de désignation des responsables de ces structures intermédiaires (principalement la cooptation), et par les prérogatives limitées qui leur sont conférées, elles ne font que relayer en effet le pouvoir central dans la gestion du capital public productif. Néanmoins, ce n'est pas sur cet aspect du problème que je voudrais insister, encore qu'il ait de réelles implications sur l'efficacité économique des entreprises publiques : c'est sur la nature des relations interentreprises que je voudrais m'appesantir. Les entreprises publiques économiques algériennes réputées autonomes ont hérité de leur statut antérieur aux réformes de 1988 un certain nombre de caractéristiques dont il semble bien qu'elles ne puissent se défaire en raison même des limites et des ambiguïtés de la réforme de 1988 ; limites et ambiguïtés qu'aucun texte ultérieur n'est venu lever. Ce sont ces limites et ambiguïtés qui leur font adopter une stratégie de survie où n'entre d'aucune façon le souci de produire un surplus accumulable ni, a fortiori, de devenir performantes dans un contexte d'ouverture du marché à la concurrence étrangère. Quelles sont donc ces limites et ambiguïtés et quels en sont les conséquences pratiques en termes de gestion au quotidien de ces entités économiques et de comportement de leurs responsables ? Toute autonome qu'elle ait été déclarée, l'EPE s'était vue handicapée d'entrée de jeu par un lourd héritage : celui des créances cumulées que détenait l'entreprise-mère sur les organismes publics à caractère administratif et sur les autres entreprises publiques ; créances devenues quasiment irrécouvrables tant en raison de l'impossibilité d'en reconstituer l'origine et l'encours lors de l'opération de liquidation des anciennes sociétés nationales qu'en raison du poids politique de certains débiteurs (organismes publics relevant des ministères de souveraineté) ou de leur insolvabilité avérée (collectivités locales, institutions à vocation non lucrative, etc.). Certes, les mêmes entreprises qui ont hérité de ces créances quasi irrécouvrables ont, en contrepartie, hérité aussi de dettes quasiment non exigibles pour les mêmes causes. Mais cette manne n'en était pas un, car il s'agissait de ressources fictives tout juste bonnes à contrebalancer les créances douteuses et à donner au bilan un semblant d'équilibre entre les ressources et les emplois. Le même souci a présidé à l'inscription au passif du bilan de la valeur comptable des actifs matériels comme fonds propres de l'entreprise, ce qui dispensait les autorités de la doter d'un capital social à hauteur des besoins en investissements nouveaux ou de renouvellement et en fonds de roulement. Outre la modicité des sommes inscrites en fonds propres pour servir de capital aux entreprises, celles-ci ont vu leur capital initial, tout fictif qu'il était, grevé d'un montant colossal en forme de résultats en instance d'affectation (évidemment négatifs) qui représentaient les déficits cumulés de l'entreprise-mère dissoute ; ce qui, en certains cas, a eu pour effet grotesque de rendre les fonds propres de la nouvelle entité négatifs. Privées de ressources effectives, sans trésorerie et sans fonds de roulement conséquents, les nouvelles entités économiques n'ont eu d'autre choix que d'instaurer, ou plutôt de perpétuer, le type même des relations interentreprises qui a conduit les sociétés nationales à leur déstructuration financière et à leurs contre-performances productives. Ces relations, que je qualifierai de non marchandes, consistent à acheter et vendre à crédit sans obligation de paiement, à échéance, des sommes dues au titre des achats et sans espoir de recouvrement, à échéance, des sommes revenant à l'entreprise au titre des ventes. Cela n'a pas seulement pour effet de mettre systématiquement en difficulté les entreprises qui ont à faire face à des dépenses en espèces sonnantes et trébuchantes (comme par exemple le versement mensuel des salaires sans parler des autres charges de gestion). Cela a plus fondamentalement eu pour effet de conduire au ralentissement (voire à l'arrêt) de l'activité productive. Car dans l'imbroglio des affaires non soldées qui résulte de ce système d'échange apparenté au troc, un déséquilibre cumulatif a vite fait d'apparaître entre les créances et les dettes des entreprises les unes par rapport aux autres sans possibilité de compensation bilatérale. En termes théoriques, cela revient à dire que la non-réalisation de la valeur des marchandises est cause de rupture dans le processus de reproduction et de blocage de l'accumulation. On voit donc que ce qui pouvait apparaître comme un dysfonctionnement mineur est en réalité un problème majeur qui ne peut trouver de solutions dans l'assainissement financier tel qu'il est envisagé - c'est-à-dire comme simple retraitement comptable des créances et des dettes des entreprises - et qu'il relève au contraire d'un traitement politique de la crise de l'économie publique. ( A suivre) Notes : (1) Près de la moitié des 1300 entreprises publiques existantes est déstructurée dont 200 sont structurellement déficitaires. Voir à ce sujet El Watan du 3 novembre 2004, article : « Réforme du secteur public économique, entre budgétisation et dissolution des entreprises », p 5. (2) Voir El Watan du 26 octobre 2004. (3) Devant l'APN, le ministre a annoncé le chiffre de 26 milliards alors qu'il a parlé de 28 milliards au Club Excellence Management. (4) Dont un extrait a été diffusé le 31 octobre à 8 h15. (5) Sur les formes valeur et valeur d'usage du surplus accumulable, voir K. Marx, Théories sur la plus-value. Ed. Sociales T. 1, 1978.