La carte judiciaire est généralement définie comme étant le document qui organise la répartition des juridictions à travers le territoire national, fixe leur siège et en délimite les ressorts, c'est-à-dire les aires géographiques sur lesquelles s'exerce la compétence de chacune d'elles. Il est par ailleurs incontestable que c'est en fonction de cette carte, ou à tout le moins par référence à elle, que se décident les implantations de nombreux autres organismes et services, tels que les établissements pénitentiaires, les études notariales et les offices d'huissiers, qui sont en effet créés au plan territorial, en liaison avec les cours et tribunaux. La carte judiciaire constitue de ce point de vue le soubassement sur lequel s'appuie toute l'organisation judiciaire ; dans le même temps, elle est sa concrétisation sur le terrain, sa finalité est d'assurer la présence et l'exercice effectifs de la justice sur l'ensemble du territoire de la République. Or, la « réforme de la justice », engagée dès 2002, a d'ores et déjà introduit dans notre système judiciaire d'importants changements, dont certains ont une incidence directe sur la carte judiciaire. Il en est ainsi, par exemple, de la création des pôles de compétence en matière pénale, mais aussi des pôles spécialisés dans quelques contentieux réputés « complexes » – comme les litiges liés au commerce international, les affaires maritimes, les litiges financiers ou bancaires – pôles que le récent code de procédure civile et administrative a institués. Il faut en outre signaler les dispositions du code de l'organisation pénitentiaire de 2005 et notamment celles de son article 28 qui instaurent une relation fonctionnelle entre certaines catégories d'établissements pénitentiaires d'une part, et les cours et tribunaux, d'autre part. Il convient enfin de rappeler la création, en 1996, d'un ordre juridictionnel administratif, dont la mise en place, commencée en 1998 avec l'installation du Conseil d'Etat, doit se poursuivre avec celle des tribunaux administratifs qui a bouleversé notre paysage judiciaire, lequel est en effet passé d'un système unifié à un système dual. Il va donc bien falloir intégrer dans notre conception de la carte tous ces changements et agencer l'ensemble de manière équilibrée et harmonieuse pour lui donner plus de rationalité et de cohérence. La carte constitue, par ailleurs, l'outil de travail indispensable pour tous ceux qui ont en charge la gestion administrative et financière des services judiciaires, dès lors qu'elle leur permet l'élaboration des prévisions budgétaires, la programmation des équipements, la définition d'une politique. Cela étant, on sait que notre carte actuelle est « inachevée » et ressemble, pour faire simple, à une maison dont certaines parties ne sont pas encore construites. Les textes de 1997 ont, en effet, créé 48 cours et 214 tribunaux, d'autres textes de 1998 y ont ajouté 31 tribunaux administratifs... mais sur le terrain il n'y a à ce jour que 36 cours et 194 à 195 tribunaux de l'ordre judiciaire. Quant aux tribunaux administratifs, il n'en existe aucun ! Cette situation, tout à fait insolite, suscite de multiples questions. Serait-elle due à une insuffisance de crédits ? N'y a-t-il pas eu défaillance dans la prévision, la programmation ou la planification ? N'a-t-on pas surévalué les besoins ? Sur quels critères a-t-on créé ces juridictions ? A-t-on vraiment été objectif ou n'a-t-on pas été emporté dans une sorte de « spirale inflationniste » des institutions ? Ces juridictions sont-elles réellement indispensables et surtout viables ? Les statistiques, pour peu qu'on les examine de près, sont riches en enseignements et réservent de grandes surprises... Pour toutes ces raisons, il n'y a rien d'excessif à dire qu'il ne saurait y avoir de vraie réforme de la justice sans refonte de la carte judiciaire. C'est du reste ce que l'on retient du discours d'orientation prononcé par le président de la République, le 28 mars 2005, à l'occasion de l'ouverture de la Conférence nationale sur la réforme de la justice, quand il a rappelé la nécessité de revoir la carte judiciaire, celle-ci étant un élément important de l'organisation judiciaire. A vrai dire, le dossier de la refonte de la carte judiciaire est ouvert depuis longtemps. L'Algérie a, en effet, conclu en octobre 2004, avec l'Union européenne, une convention qui, entre autres mesures de soutien à la réforme de la justice, prévoit de manière expresse l'appui de l'Union européenne pour l'élaboration d'« une nouvelle carte judiciaire ». Si donc l'on traite de cette question dans cet article de presse, ce n'est pas pour satisfaire à quelque mode que ce soit, ni par mimétisme de ce qui a eu lieu récemment en France. La nécessité de réformer notre carte judiciaire s'est faite ressentir bien avant ; les raisons en sont évidentes et elles diffèrent de celles qui sont invoquées ailleurs. On se permet, à cet égard, de renvoyer le lecteur qui souhaite s'informer davantage sur la question à l'article paru dans El Watan en octobre 2003(1), où les insuffisances et « les dérapages » du découpage judiciaire de 1997 étaient déjà pointés du doigt. En vérité, la décision de revoir notre carte judiciaire a été prise chez nous au plus haut niveau et « le feu vert politique » pour lancer l'opération a été donné par le président de la République lui-même, officiellement et publiquement, le 28 mars 2005. Mais il est non moins évident que la problématique de la carte judiciaire ne saurait se limiter à l'alternative « augmenter / réduire les juridictions », tant cette alternative semble réductrice et totalement stérile. L'essentiel, à mon humble avis, est de parvenir à un « redéploiement », ou plus justement, à « un recentrage » harmonieux de tous les services judiciaires, fondé sur des bases rationnelles et qui s'efforce de concilier l'intérêt général et les intérêts locaux. Pour ce faire, il faudrait bien évidemment se fixer quelques principes directeurs constants qui, par delà les données démographiques ou économiques variables, devront présider à l'établissement de la carte judiciaire. On évitera ainsi les improvisations, le subjectivisme et certainement aussi le « lobbying des notables locaux » qui ne proposent de nouvelles créations que pour élargir leur influence personnelle. Il faut penser « qualité » et non pas « quantité ». On se gardera aussi de copier – ce serait trop facile et bien paresseux – le découpage administritif, parce qu'il il est fondé sur d'autres principes, tels que celui de la décentralisation, laquelle n'a rien à voir avec l'organisation judiciaire et sur des motivations liées au développement socio-économique du pays et à l'aménagement du territoire. Il importe aussi de préciser les paramètres ou critères objectifs et vérifiables à prendre en compte, quand on veut savoir s'il faut ou non créer telle ou telle juridiction, comment délimiter de façon précise et logique son ressort et enfin comment choisir de manière pertinente entre plusieurs localités, celle où sera fixé son siège. On prendra soin cependant de donner au dispositif législatif et réglementaire, qui doit être pris pour encadrer l'élaboration de la carte judiciaire, une certaine souplesse pour se prémunir des « rigidités » auxquelles on pourrait être confrontés dans des situations particulières. Il faudrait donc prévoir dans les textes à prendre des exceptions ou des adaptations à ces règles. On songe à cet égard aux zones frontalières, où la présence de l'Etat doit être, en tout état de cause, assurée. On pense aussi à la situation toute particulière des régions sahariennes où les espaces et les distances sont immenses et la densité démographique des plus faibles. On pourrait également prévoir des règles spéciales pour les très grandes concentrations urbaines (Alger, Oran et Constantine...) et envisager la création de deux ou plusieurs « arrondissements judiciaires » à l'intérieur d'une seule et unique commune ; signalons que cela a déjà existé, notamment, quand il y avait des « tribunaux d'instance » et qu'il n'y avait qu'une seule commune ; celle d'Alger. L'idée essentielle, qui devrait apparaître des textes à prendre, est que faire une carte judiciaire ne consiste pas à découper le territoire national en parties plus ou moins étendues les unes par rapport aux autres et à démultiplier de façon exponentielle le nombre des juridictions qui seront de toute manière sous encadrées et « plombées » par des personnels sous qualifiés. Faire la carte judiciaire n'est pas une question de simple technique ; c'est mettre en place une organisation structurée, intégrée et fondée sur des principes et des règles en vue d'assurer une justice de bonne qualité et diligente dans ses réponses ; on se place, en effet, dans le cadre politique de ce qu'on appelle « la bonne gouvernance ». Il devrait en outre clairement apparaître que la nouvelle carte inclut l'ordre judiciaire et l'ordre administratif ; l'existence de deux ordres différents par leurs attributions, leurs règles de procédure et même leur composition n'est pas, a priori, incompatible avec l'existence d'une seule carte. Bien au contraire, une même carte incluant les deux ordres est de nature à instaurer plus de cohérence dans l'implantation des juridictions ; elle garantit un meilleur équilibre régional dans leur répartition. Tout compte fait, il faudrait en matière de carte judiciaire se doter d'une stratégie fondée sur des principes directeurs et des règles objectives, tirer les leçons des expériences passées, analyser avec le plus grand soin les données du moment et s'efforcer d'imaginer, sur la base des évolutions économiques et sociales prévisibles, ce que seraient ces développements à long terme. Il s'agit surtout d'éviter l'erreur qui consiste à démultiplier, sous prétexte de réformer, le nombre des juridictions qu'on a ensuite beaucoup de peine à installer et à faire fonctionner, ou à créer des « juridictions-sinécures » non viables, alors que dans le même temps certains tribunaux sont à la limite d'un « collapsus ». Enfin, on ne saurait laisser sans tribunal les quelques villes « nouvelles », dynamiques et peuplées qui sont nées ces dernières années à partir de bourgades rurales. Note de renvoi : (1) La réforme de la justice : état de la question et question d'Etat. El Watan des 6-7-8 octobre 2003. L'auteur est ancien magistrat