Un romancier (ou un écrivain) ne devrait pas théoriser sa démarche, parce qu'il risque de ne plus écrire, d'être frappé de stabilité. Un très joli proverbe indexé dit cela : « Si le mille-pattes essayait de comprendre sa démarche, il s'immobiliserait aussitôt ! » Parce qu'après tout, le roman, aujourd'hui, n'est qu'une partie presque négligeable d'une énorme chaîne de production industrielle. Il devient alors comme le dit Michel Host : « Un ersatz romanesque qui permet au marché de la paperasserie littéraire de dégager des profits substantiels dans le cadre d'un libéralisme économique donné aujourd'hui pour l'horizon indépassable et incontournable de toute ambition humaine. » Michel Host écrit cela pour parler des problèmes qu'affronte l'écrivain occidental. Mais cette situation commence et va s'amplifier en Algérie où le libéralisme va devenir de plus en plus sauvage et de plus en plus impitoyable. D'où le roman va-t-il tirer sa légitimité ? Peut-être de son isolement et de sa foi absolue dans l'œuvre romanesque, son côté dérisoire, voire pathétique. Donc de son inutilité. Pour expliquer ce paradoxe, disons qu'aucun roman n'a jamais transformé ou aboli la bêtise et la cruauté des hommes. Mais si le roman ne vise pas au moins à tenter de rendre l'homme intelligent, sensible et ouvert à la tolérance, à soi et à l'autre, c'est-à-dire, s'il ne donne pas du plaisir au lecteur et au romancier, alors il échoue lamentablement. Certes, il ne doit pas se contenter d'être le témoin de l'histoire, de s'y adosser à travers une construction, une forme, un texte. Il doit, il devrait, aller plus loin. Mais en est-il capable dans un monde qui fait du cynisme une culture universelle ? A ce stade et logiquement, il ne reste même pas le public. Ce lectorat introuvable parce que le livre est trop cher. Trop compliqué. Comment croire à la recaptivité des contemporains, à l'empathie d'illettrés formés à la « fast langue », en feuilleton égyptien ou brésilien et à la folie du sport devenu un moyen pour déverser sa haine et sa violence ? Reste alors le lecteur ! qui se différencie complètement du public. Car le lecteur est cette denrée humaine très rare, une sorte d'aristocrate ! Souvent, le roman a créé son propre mythe pédagogique et de massification. Souvent, il est tombé dans le piège de cette vieillerie qu'est l'engagement. Goubrowitz, extraordinaire romancier polonais avait écrit à ce sujet un texte qu'on avait considéré à l'époque comme réactionnaire. C'était dans les années 1950 : « L'art est aristocratique jusqu'à la moëlle des os, c'est un prince du sang. Il est négation de l'égalité, culte de la supériorité. » Certes, cette formule est excessive, mais il y a du vrai en elle. Car seul le lecteur, dans le sens noble du mot, peut injecter quelque progrès humain, quelque trace du divin. Une question : comment ce lecteur de bonne volonté se retrouvera-t-il dans ce fatras communement appelé « littérature ». Littérature de genre ? Littérature rose ? Littérature... ? Le roman est-il porteur de sens, dans ce cas ? En fait, le sens est au cœur de la question du roman. « Le reportage », ce qu'il est le plus souvent, ne le conduit pas au-delà d'une fonction informative et du rôle de passe-temps. Faire du roman une machinerie à spectrographier et à scénariser le sens du non-sens du monde où nous vivons est une des tâches les plus importantes que doit assumer l'acte d'écrire. Si l'intervention des formes romanesques nouvelles ne garantit pas que l'on parvienne toujours au dévoilement du sens, le désintérêt pour cette sorte d'exigence inquiète, démontre qu'elle gêne, étonne et réinvente le monde et déploie ce goût du risque qui porte à anticiper l'histoire et non à la purger de sa violence. Le roman, c'est aussi une volonté, fut-elle minime et empreinte de modestie, de réduire le déficit moral qui afflige notre société parce qu'elle a perdu ou perverti la plupart de ses repères et de ses valeurs. Le roman serait alors ce dévoilement qui se situe entre l'éthique minimale et « l'articulation », entre les textes et le mouvement d'émancipation humaine. Ce dévoilement, donc, ne peut être que douloureux.