Cette fin d'après-midi de juillet, l'homme qui porte allègrement ses 91 ans, l'élégance raffinée, portant bretelles à l'ancienne, le pas alerte, nous accueille en son domicile sur les hauteurs d'Alger. Le salon est lumineux, le fauteuil douillet et les tableaux accrochés au mur sont du plus bel effet. Sid Ahmed est le doyen des normaliens et sans doute le plus vieux pharmacien en exercice. Sa vie est loin d'être un long fleuve tranquille. Quand il parle, il ne hausse pas le ton et nous livre ses clefs pour comprendre la marche du siècle, qu'il a pratiquement traversé, sans trop de dégâts. Il évoque ses histoires avec subtilité et humour comme dans un bon roman. Son œuvre, sa personnalité, sa notoriété font partie de l'histoire de son quartier de toujours : Bouzaréah. Et ce n'est pas sans curiosité qu'il nous fait revivre quelques-uns de ses épisodes. Tantôt expansif parfois jusqu'à l'excès relatant des faits qui l'ont forcément marqué, tantôt ému la gorge serrée, cherchant à trouver les mots justes. Puis des silences qui paraissent des éternités. De ces silences qui libèrent la mémoire et la parole. Bon pied, bon œil Sid Ahmed Lammari à 91 ans se porte comme un charme. « Comme vous voyez, j'ai l'air d'en paraître moins, je m'entretiens en veillant à mon hygiène de vie et en ne négligeant pas le mouvement », avertit-il, avant de nous entraîner dans le flot de ses souvenirs pour nous faire revivre à travers des lieux et des dates des situations qui se confondent avec l'histoire de son pays. Aîné de la famille, Sid Ahmed voulait être prof de faculté mais le destin en a décidé autrement. « En définitive, je crois que je n'ai pas perdu au change », ironise-t-il. Son père, décédé le 20 janvier 1947. Sid Ahmed se retrouve avec de nouvelles responsabilités. Il a la charge de ses six frères. « Je m'en suis bien tiré », constate-t-il avec un léger sourire. Major de promotion en 1936, à 19 ans, il était le plus doué de l'Ecole normale. « J'ai l'âme d'un normalien. Mes instructeurs ont été pour beaucoup dans la passion de l'enseignement qu'ils m'ont inculquée et dont je suis très fier. Les Français qui m'ont formé étaient très attentionnés. C'est dans la classe où j'ai mis les pieds pour la première fois que j'ai donné mon premier cours. Mes formateurs étaient très attachés à cette symbolique ». Il est né le 19 novembre 1917 au château de Polignac sur les hauteurs de Bouzaréah. Polignac, de sinistre mémoire, a participé en qualité de ministre, à l'expédition d'Alger en 1830. Il en a été bien récompensé, puisqu'il s'est offert les meilleures terres et les demeures les plus luxueuses, dont le château où je suis né. Charles de Polignac, l'héritier, était l'ami de mon père. M'hand, enfant de Djemaâ Saharidj, polyglotte, instituteur à Aïn Sefra et à Ben Aknoun, a eu un grande influence sur Sid Ahmed qui fréquente l'école annexe de Bouzaréah en 1923, puis le cours complémentaire à El Biar où il obtient le certificat d'études le 26 mai 1929. En 1933, il est major de promotion à l'Ecole normale, avec comme condisciples Bencheikh et Aïssat Idir. En 1936, il est affecté à Vialar (Tissemsilt) où il restera quatre ans. Il n'a que 19 ans ! « Si je vous évoque les conditions qui prévalaient à l'époque, vous aurez du mal à me croire ! Dans ma classe, il y avait 76 élèves entassés, certains s'asseyaient à même l'estrade. Mais les jeunes voulaient à tout prix apprendre, pour échapper à la misère et glaner un meilleur statut social. Mais il s'est avéré qu'après les études, ils ne trouvaient pas d'emploi. J'ai eu l'idée de fonder une association dénommée Les jeunesses musulmanes du Sersou, avec tous les corps de métier. » La voix des humbles Parallèlement, Sid Ahmed collaborait à la « voix des humbles » qui avait pour directeur Jacques Chevalier, maire d'Alger et conseiller général. A ses côtés, Lichani, Imalayen, Abderahmane Fares, Makaci et Tahrat écrivaient des articles critiques dénonçant les ségrégations et les disparités entre une population française minoritaire mais aisée et une majorité musulmane marginalisée, méprisée et laissée-pour-compte. « Nos écrits étaient mal vus par l'administration qui nous le faisait savoir souvent de manière sèche et agressive. » C'est ainsi que Sid Ahmed, par mesure disciplinaire, est déplacé de Vialar à Mouladhame, un petit hameau près de Boughzoul. Mis à l'index, notre instituteur sera surveillé de près, voire menacé, par le caïd du coin qui redoublait de férocité surtout envers les « autochtones » qu'il s'acharnait à humilier. En 1942, Sid Ahmed est nommé à Bordj Menaïel, mais le débarquement et les impératifs de la guerre le mobilisent à la rue Bruce à Alger, où il sert chez les sapeurs-pompiers avant d'être affecté à Ténès puis à Fort l'Empereur.Il se souvient que les massacres du 8 Mai 1945 avaient été douloureusement vécus par les Algériens appelés sous les drapeaux. « Certains appelés qui avaient énergiquement protesté contre ces tueries ont été réduits au silence et enfermés pendant 40 jours. » Après la guerre, Sid Ahmed est à Bordj Ménaïel, mais l'enseignement ne semble pas le passionner outre mesure. Il change son fusil d'épaule et passe le concours d'accès aux études de pharmacie. Il est reçu le 26 novembre 1946. Il en sortira diplômé en 1951. Il ouvre une officine à Tazmalt où il exerce jusqu'en 1956. « La vallée de la Soummam tourmentée par la guerre était appelée la vallée pourrie. On a fait circuler la rumeur que j'étais un chef des fellagas et j'étais constamment persécuté par la soldatesque coloniale. Comme je ne pouvais continuer à vivre dans une telle atmosphère, j'ai préféré retourner chez moi à Bouzaréah avec le risque de rester chômeur pendant une année… J'avais fait des demandes pour ouvrir une pharmacie à Fontaine Fraîche, en vain. J'ai dû prendre mon mal en patience en attendant des jours meilleurs. » Sauvé par le coup d'Etat Finalement, Edgar Faure et son équipe consentent à répondre à sa demande et il ouvre une officine à Fontaine Fraîche. Il ne travaillera qu'un mois et demi, suivant les consignes du FLN. La DST, qui le tient à l'œil, le convoque pour lui demander des comptes en axant sur ses connexions, avec les résistants et ses cotisations régulières au FLN. Il est arrêté une deuxième fois et amené à la Corniche où il subit un rude interrogatoire. Lui qui activait à la zone autonome en fournissant des médicaments aux moudjahidine saura s'en sortir sans renier ses engagements. sa pharmacie était devenue le PC de la résistance. Il y a des hasards et des circonstances qui changent parfois le cours de l'histoire. « Le 1er juillet 1965 et à l'instar de mes collègues, ma pharmacie devait être nationalisée sur ordre de Ben Bella. J'ai été sauvé in extremis par le coup d'Etat du 19 juin. C'est une période trouble dont je me souviendrai longtemps, Sid Ahmed aime à dire qu'il est le doyen des pharmaciens. A 91 ans, je suis sans doute le plus ancien. Avant moi, il y avait Benbouali et Benabid, alors que Benkhedda était un condisciple à la faculté. J'ai aussi connu le Dr Lamine Debaghine qui était un brave homme et un nationaliste engagé qui s'est sacrifié pour son pays sans en tirer de quelconques dividendes du reste mérités. » Sid Ahmed était adjoint au maire de Bouzaréah de 1947 à1953. « C'était l'époque où Bouzaréah n'était pas envahie par le béton. Les espaces boisés étaient nombreux et on pouvait même s'adonner à la chasse dans les forêts. Le lion et le tigre étaient souvent dans les parages. Messali habitait Bouzaréah dans une villa que mon père lui louait. Souvent, le leader politique venait faire sa marche du côté de l'observatoire. Par déférence, même si on n'était pas partisans, on allait voir Messali pour le saluer. Les petites gens se bousculaient pour lui faire le baise-main. Moi, je n'ai jamais accepté ce procédé, lui serrant fermement la main. Dans son regard, je lisais sa colère. Il aimait voir tout le monde s'incliner devant sa petite personne dont il était imbu. C'est ce côté mégalomane qui l'a perdu. »Le regard critique de l'ancien pharmacien sur ce qu'il voit quotidiennement, est sans appel. Le doyen des doyens « Je suis profondément déçu. Pour que ça marche, il faut libérer les énergies. Il faut de la démocratie. Hélas, c'est l'inertie sinon la grande pagaille. Il y a certes des velléités par-ci, par-là mais cela reste des velléités. L'Etat ne veut pas créer les conditions idoines pour que les compétences s'affirment. Nous sommes devenus les fournisseurs de l'Occident en matières grise dans tous les domaines. C'est un véritable gâchis. L'Etat est inexistant, les gens ne pensent qu'à partir. Pensez-vous qu'ils le feraient s'ils étaient considérés chez eux ? Et puis quel gaspillage, former des gens pendant des années avec l'argent du Trésor public, puis ne pas exploiter toutes ces potentialités qui sont redevables envers la nation, c'est un véritable crime », s'insurge le vieil homme envahi par la nostalgie, mais qui rêve à haute voix d'un avenir moins contraignant pour ces millions d'Algériens pour qui l'exil est devenu une fatalité… Avant de nous séparer, Sid Ahmed s'est souvenu d'un détail : « Notez bien que le château où je suis né a aussi servi de résidence surveillée à Ben Bella puis à un certain Moïse Tshombe, au début des années 1960… » C'est noté ! Sacré Sid Ahmed… Parcours : Sid Ahmed Lammari est né en 1917 à Bouzaréah, d'un père M'hand originaire de Djemaâ Saharidj, instituteur qui a été pour beaucoup dans le parcours de son fils. Après l'Ecole normale et des affectations par-ci, par-là, le service militaire, Sid Ahmed changera de filière pour devenir pharmacien au début des années 1950. Il a connu Lamine Debaghine, Benyoucef Benkheda et Messali Hadj dont il ne garde pas un bon souvenir. Il active au sein de la zone autonome en fournissant des médicaments aux blessés. Doyen des normaliens, il a été major de promotion en… 1933 et doyen des pharmaciens, puisqu'il active depuis le début des années 1950 et son officine est toujours fonctionnelle. [email protected]