« Le monde est encore plus petit que nous le pensions », écrivent cinq chercheurs (Lars Backstrom, Paolo Bodli, Marco Rosa, Johan Ugander, Sebastiano Vigna) dans une étude mise en ligne par Facebook, qui y a collaboré. Réalisée en début d'année, elle a porté sur les relations entre 721 millions de membres de Facebook, et 69 milliards de liens d'« amitié ». L'étude soutenue par Facebook montre que 99,6% des utilisateurs du site peuvent se connecter avec un autre internaute, via des connaissances, en cinq étapes seulement, et 92% en quatre étapes. Il aura fallu attendre l'avènement de Facebook pour introduire dans la théorie des 6 degrés de séparation un amendement majeur. L'empirique social réduit à une moyenne de 4,74 individus la fracture qui sépare tout internaute de l'ensemble de ses semblables sur le globe, quand la voie postale, en des temps anciens qui érigeaient le papier en roi incontesté, accouchait d'un 6,2 significatif – les fameux 6 degrés de séparation, chers au romancier Frigyes Karinthy et au psychologue Stanley Milgram. Dans l'absolu, le patron de Facebook Mark Zuckerberg peut se targuer d'avoir resserré les liens entre ses 800 millions de membres, au prix d'une chaîne humaine réduite d'un à deux éléments, d'où une expérience communautaire écourtée. Et c'est là tout le paradoxe de la situation. Pour mieux appréhender ce tournant consécutif à l'émergence du Web 2.0, il faut remonter à 1929, année plombée d'une crise économique qui a éclipsé les suggestions de l'écrivain hongrois Frigyes Karinthy. Instigateur d'un concept que l'expérience n'a jamais réellement corroboré, sans pour autant y apporter un quelconque démenti, il avait évoqué, à l'appui d'un raisonnement dénué de toute preuve scientifique, ce seuil symbolique des 6 degrés. Un chiffre que contredisent Facebook et Yahoo, à la base des conclusions tirées du Small World Experiment, version modernisée d'une étude initiale menée en 1967 par le psychologue américain Stanley Milgram Pour cette expérience, un agent de change de Boston est choisi comme « individu-cible », et trois groupes de départ d'une centaine de personnes chacun sont constitués aléatoirement, l'un composé d'habitants de Boston choisis au hasard, le deuxième d'habitants du Nebraska choisis au hasard, et le troisième d'habitants du Nebraska aussi, mais qui présentent la particularité d'être détenteurs d'actions. Chaque individu de ces groupes de départ reçoit un dossier décrivant l'expérience et l'individu-cible (son lieu de résidence et sa profession en particulier), et a pour mission de faire parvenir ce dossier par la poste, soit directement à l'individu-cible s'il le connaît personnellement, soit à une personne qu'il connaît personnellement et qui a une plus grande probabilité de connaître personnellement l'individu-cible. Sur les 296 individus des groupes de départ, 217 ont accepté de participer à l'expérience et ont expédié le dossier à une de leurs connaissances, et finalement, 64 dossiers sont parvenus jusqu'à l'individu-cible, au terme de chaînes de connaissances de longueurs variables, mais dont la longueur moyenne était de 5,2 intermédiaires. Version modernisée de cette entreprise restreinte, le Small World Experiment fait suite à une expérience similaire déployée en 2008 par Microsoft. Comme le rappelle Gizmodo.fr, la prise de pouvoir du numérique et des relations virtuelles laissait augurer d'une redéfinition du concept. Il semble que les observateurs avaient vu juste. 92% des titulaires d'un compte Facebook ne sont plus séparés du reste du monde que par un peu plus de quatre maillons, dans une chaîne plus courte et nécessairement génitrice de moindres affinités. La théorie des six degrés n'a jamais été considérée comme scientifiquement valable, mais elle a inspiré notamment une pièce de théâtre et donné son nom à une organisation caritative. En 1995, le film « Six degrés de séparation » mettait en scène Will Smith, un jeune homme se faisant passer pour une connaissance des enfants d'un riche marchand d'art interprété par Donald Sutherland. En 2008, une équipe de chercheurs travaillant pour Microsoft, étudiant 30 milliards de messages instantanés envoyés par 240 millions de personnes en juin 2006, avaient établi qu'en moyenne, deux personnes peuvent être reliées en 6,6 étapes. Pour Facebook, « même quand on pense à l'utilisateur de Facebook le plus isolé de la toundra de Sibérie ou de la jungle péruvienne, un ami de votre ami connaît probablement un ami de (son) ami ». « Quand on limite notre analyse à un seul pays, qu'il s'agisse des Etats-Unis, de la Suède, de l'Italie ou de n'importe quel autre, on découvre que le monde est encore plus petit, et la plupart des gens n'ont que trois degrés de séparation », a ajouté le site. « Et avec la croissance de Facebook au fil des ans, conduisant à ce que (le site) regroupe une part toujours plus importante de la population mondiale, celle-ci est devenue régulièrement plus connectée », explique le site internet, qui voit ainsi validé l'un des principaux arguments invoqués pour affirmer son utilité. L'occasion est vraiment indiquée pour revisiter les célèbres prophéties du chantre du déterminisme technologique, le professeur de communication et sociologue canadien des années 60, Marshall McLuhan. Actuellement professeur de communication à l'université de Quebec au Canada, Gaëtan Tremblay revisite ses travaux dans un article mis en ligne sur le site Ticetsociété. McLuhan fut sans conteste l'un des premiers à attirer l'attention du public sur l'existence même des techniques de communication, sur leurs caractéristiques et leur mode de fonctionnement, plutôt que sur les seuls messages qu'ils véhiculent. Jusqu'aux années 1960, les chercheurs ne s'intéressaient guère qu'aux effets spécifiques de différents types de messages (à des fins de propagande ou de publicité) et le débat public sur les médias était obnubilé par la moralité des programmes. Les ouvrages de McLuhan sont venus à point nommé rappeler l'importance des techniques de diffusion et des réseaux de transmission. Le style qu'il a adopté, tout en formules lapidaires et flamboyantes, tout autant que le caractère dramatique et mystérieux de son message, ont fait de lui un oracle des communications. Toute la pensée de McLuhan repose sur cette conviction profonde : les médias, qui définissent l'environnement de l'homme et de la société, bouleversent tous les aspects de la vie. L'évolution des médias constitue le facteur explicatif principal, déterminant, de l'histoire humaine, que McLuhan divise en trois grandes périodes selon le média qui y domine : la civilisation de l'oralité, la civilisation de l'imprimerie (la galaxie Gutenberg) et la civilisation de l'électricité (la galaxie Marconi). On pourrait multiplier jusqu'à satiété les citations de passages qui ont fait de McLuhan, malgré ses occasionnelles dénégations, l'un des plus illustres hérauts du déterminisme technologique. Dans son œuvre, la société et l'individu sont modelés par les médias. Les facteurs sociaux, économiques, culturels ou politiques, lorsqu'ils sont évoqués, n'ont jamais qu'une importance secondaire face à la surdétermination technique. Certains passages des livres de McLuhan mettent beaucoup l'accent sur le caractère mécanique et industriel de la production médiatique : division et hiérarchisation des opérations, interchangeabilité des composantes, reproduction mécanique, linéarité de la pensée. L'imprimerie a été la première mécanisation d'un art ancien et a conduit à la mécanisation ultérieure de tous les métiers manuels (La Galaxie Gutenberg, p. 70). C'est le principe de fractionnement qui est l'essence même de la technologie mécanique, qui façonnait les structures de travail et d'association des humains. L'essence de la technologie de l'automation est tout à l'opposé. Elle est englobante et profondément décentralisatrice, alors que la machine était fractionnelle, centralisatrice et superficielle dans son façonnement des relations humaines (Pour comprendre les médias, p. 24). De ses travaux est sorti le concept de village planétaire (en anglais Global Village), une expression de son ouvrage The Medium is the Message, pour qualifier les effets de la mondialisation, des médias et des NTIC. D'après lui, « les moyens de communication audiovisuelle modernes (télévision, radio, etc.) mettent en cause la suprématie de l'écrit ». Dans ce monde unifié, où l'information véhiculée par les médias de masse fonde l'ensemble des micro-sociétés en une seule. Il n'y aurait selon lui désormais plus qu'une culture, comme si le monde n'était qu'un seul et même village, une seule et même communauté. Bien dit, devraient penser les adeptes et patrons de Facebook.