Il n'était pas peu fier de se retrouver en tête d'un cortège qu'il n'a pas vu grossir, et grossir encore sur 700 ou 800 m, entre la vieille mosquée de la Gare, à Sétif, et le café de France. Mme Theldja Nouar, aujourd'hui âgée de 79 ans, se souvient de ce jeune homme dont elle a appris, plus tard, qu'il se nommait Bouzid Saâl et qu'il résidait près d'El Ouricia, à une dizaine de km de Sétif. Elle se rappelle aussi de l'homme en complet gris qui s'approcha du jeune homme qu'il abattit froidement après avoir tiré une première fois en l'air. Mme Nouar avoue n'avoir pas compris, à l'époque, le sens des paroles de l'homme au complet gris lorsqu'il s'était mis à hurler à l'adresse de Saâl. Elle se souvient aussi du long youyou (« il siffle encore à mes oreilles », dit-elle) qui déchira le silence pesant provoqué durant d'interminables secondes par les deux coups de feu. « Ce fut ensuite la débandade, tout le monde courait dans tous les sens, des gens tombaient pendant que d'autres coups de feu claquaient dans le ciel sétifien, et j'ai été obligée de me sauver chez moi, j'avais tout juste 12 ans », ajoute la vieille femme en stoppant du bout du pouce une larme qui commence à perler au creux de son œil droit. Ce bref témoignage, même s'il ne raconte que le premier acte d'un ignoble carnage qui verra, au final, des dizaines de milliers d'Algériens tomber sous les balles, les projectiles de mortiers et les enfumages de l'armée coloniale, dit toute la détermination des autorités françaises d'étouffer dans l'œuf toute velléité de révolte des Algériens. Il y avait foule à Sétif en ce mardi 8 mai 1945, se souvient Lakhdar Taârabit qui fut membre de la fondation éponyme créée par le regretté Bachir Boumaza pour que nul n'oublie ces massacres. La marche que les Amis du Manifeste voulaient pacifique et disciplinée devait s'ébranler de la mosquée de la Gare, traverser la rue de Constantine, rejoindre l'avenue Georges-Clémenceau (aujourd'hui avenue du 8-Mai 1945) pour bifurquer ensuite vers le monument aux morts pour y déposer une gerbe de fleurs à la mémoire des Algériens conscrits par l'armée française et qui moururent sur les champs de bataille durant la Seconde Guerre mondiale. « En fait, cette marche devait être mise à profit par les Algériens pour réclamer leur liberté », souligne M. Taârabit. Quelques drapeaux aux couleurs vert et blanc, frappés d'une étoile et d'un croissant ont été confectionnés, quelquefois à la hâte, durant toute la semaine précédente. Ils ont été agités pendant la procession qui fut grossie par des centaines de personnes qui ne se trouvaient à Sétif que parce que c'était jour de marché. L'un de ces étendards était brandi par Bouzid Saâl qui entonnait avec ses amis scouts le chant « Min Djibalina talaâ saout el ahrar » (de nos montagnes s'est élevé le cri des hommes libres). C'est précisément cette image, celle de ce « va-nu-pieds » brandissant l'emblème algérien qui mit le commissaire Olivieri hors de lui. En dégainant son revolver, tirant et en tuant Bouzid, cet officier de police venait de sonner la charge contre tout ce qui n'était pas européen. Les massacres aveugles s'étendirent à toute la région de Sétif, atteignirent Kherrata, puis Guelma ensuite plusieurs autres régions du pays. Pour M.Taârabit, « Olivieri n'a sans doute pas bien mesuré les conséquences de son geste, car l'assassinat qu'il venait de commettre de manière lâche a été, certes, le détonateur des massacres que l'on sait, mais a également raffermi la détermination des Algériens à recouvrer leur liberté, car 9 années plus tard, l'étincelle de Novembre allait emporter tous les Olivieri ».