Les uns, ce sont ceux dont les cris de joie et de triomphe ont vibré dès que le président de la Commission électorale eut prononcé le nom du nouveau président de la République arabe d'Egypte. Les autres, ce sont ceux qui ont soutenu le candidat de l'armée et non moins symbole d'un régime discrédité. Résultat à peine croyable, pourtant, au lendemain d'une révolution qui voulait vomir tout ce qui symbolise ou représente l'ancien régime, avec seulement 51,73 % pour Mohamed Morsi, talonné de très près par un candidat que les Egyptiens n'auraient même pas pris la peine de regarder, pour ce qu'il représente et pour ce qu'il promet de représenter, s'il n'y avait cette crainte de voir instaurer, par les Frères musulmans de Mohamed Morsi, un Etat islamiste qui se conforme aux lois de la charia. C'est que les Frères musulmans prônent, depuis leur avènement, au début du siècle dernier, l'application stricte des lois musulmanes, y compris dans l'exercice du pouvoir, un programme qui leur est attribué et qui date de 2007, préconisant qu'un chrétien ou une femme n'a pas le droit de devenir Président ou Premier ministre. Mais les opposants aux Frères musulmans ne sont pas représentés que par ces minorités qui redoutent pour leurs droits civils et civiques, mais également par des masses de laïcs qu'on appelle « société civile » en Egypte, afin d'éviter de les taxer de Îlmaniyine (laïcs), qui portent, pour l'Egypte, un projet de société à l'opposé de celui que veulent les islamistes. Cette réalité de la représentativité politique pose en vérité la question primordiale du vivre-ensemble au sein de toute société musulmane divisée par deux courants dont les visions sont mutuellement exclusives. MORSI, LE CANDIDAT INATTENDU Le candidat a été une option de secours après l'invalidation de la candidature de Kheïrat As-Shater, numéro deux du parti. C'est pourtant, aujourd'hui, comme aiment à le préciser les Egyptiens, le premier Président d'Egypte qui arrive au pouvoir à travers des élections libres et démocratiques depuis les Pharaons et, surtout, le premier président islamiste du pays le plus peuplé du monde arabe. S'il est connu pour ses positions favorables à l'application d'un Islam sans concession, Mohamed Morsi a affiché, à la veille du second tour de la présidentielle, une volonté d'être le Président de tous les Egyptiens, rassurant, sur leur sort, femmes et chrétiens. Ce qu'il a réitéré, par ailleurs, en tant que président élu. LES FRÈRES MUSULMANS, UN LONG PARCOURS Si Mohamed Morsi a été un candidat de secours, le mouvement des Frères musulmans, lui, ne tombe pas du ciel, qui ne date pas d'hier, et le long processus vers le pouvoir qui a duré près d'un siècle, n'a pas été de tout repos pour cette confrérie, devenue la première force politique du pays. Dès 1940, le mouvement est représenté dans toute l'Egypte à travers les mosquées, les écoles et les clubs de sport. Il fédère pas moins de deux millions d'Egyptiens à l'époque et rayonne dans le monde arabe, inspirant des courants islamistes qui, avant le salafisme, épousent les principes et les dogmes défendus par les Frères musulmans. Après l'assassinat de son père fondateur, Hassan Al Banna, en 1948, le mouvement est interdit officiellement en 1954, mais est toléré dans les faits, faisant de l'entraide sociale le principe fondateur de sa proximité du peuple égyptien. Construisant des décennies durant, une crédibilité qui lui sert en 2011, lorsqu'il apparaît, Place Tahrir, dans une société dominée par un retour de la religion et qui est prête à tout pour expulser du pouvoir un régime autoritaire et corrompu, le mouvement des Frères musulmans, représenté par le Parti de la Liberté et de la Justice (PLJ), n'a pas hésité à faire son credo la lutte contre la corruption, position d'autant plus crédible en Egypte qu'elle vise une réalité très présente outre le fait qu'elle est portée par un mouvement (celui des Frères) qui ont réussi à incarner, des décennies durant, la seule force politique opposée au régime de Hosni Moubarak, et qui ont acquis une grande respectabilité à travers de grands réseaux de solidarité sociale tissés dans les méandres de la grande misère qui se faisait jour au sein de la grande majorité du peuple. LE POUVOIR MILITAIRE, UNE VOLONTE DE SURVIE En Egypte, l'armée n'est pas seulement une institution qui a pris l'habitude de gouverner ; c'est également l'espace où se gèrent, se protègent et se maintiennent des intérêts politiques, économiques et sociaux. Ce qui représente, face au risque de perte du pouvoir, des enjeux qui dépassent de loin ceux de l'institution, mais dont souvent on voudrait donner à voir qu'ils incarnent les intérêts supérieurs de la Nation. Voilà, à ce dernier titre, des prétentions auxquelles le peuple égyptien ne prête aucun crédit, mesurant très justement la part de corruption et de distribution des privilèges dont l'armée est responsable. Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si les Frères musulmans battent campagne présidentielle au nom de la lutte contre ce fléau. Un choix de thème qui les oppose directement aux yeux des Egyptiens, mais de façon inavouée, au pouvoir militaire. Ce dernier, qui avait permis d'engager les législatives qui ont donné la victoire aux islamistes, se trouve piégé à l'annonce de la candidature d'un Frère musulman à la présidentielle. Il se hâte d'accaparer le pouvoir législatif en invalidant les résultats des élections parlementaires gagnées par les islamistes, et tente de freiner les Frères musulmans en les privant de candidat. Double protection pour l'armée qui tente de survivre à ce jeu et qui a en face d'elle un Président qui ne peut avoir un semblant de pouvoir que s'il récupère, pour les restituer à une autorité civile, les pouvoirs que l'armée s'est octroyée. UNE CONFRONTATION À VENIR Le rôle de l'armée dans ce théâtre où les islamistes ne font plus de la figuration demeure frappé du sceau de l'illégitimité, car affichant, au premier chef, une simple volonté de préserver des privilèges, quand, par ailleurs, il est possible, pour l'institution militaire, de s'investir, dans ce même cadre, d'une mission plus acceptable, plus légitime, à savoir : la protection des droits de toutes les minorités de tout extrémisme qui s'exercerait au sein du pouvoir même démocratiquement élu. Aussi lointaines qu'elle puisse être, la course aux législatives mettra encore aux prises l'armée et les islamistes et dans ce bras de fer, les islamistes autant de Morsi que les Salafistes peuvent, au vu de leur représentativité populaire, réitérer la victoire des législatives. Ceci pour dire que la crise égyptienne, que personne ne souhaite, n'a pas encore fini d'égrener ses péripéties et Place Tahrir, sanctuaire de la révolution, de convoquer ses tribuns.