Vous pouvez la rencontrer de bon matin, dans les escaliers de cet immeuble de Hai Es-Sabah, à Oran, en train de passer le frottoir et la serpillière. Vous pouvez passer votre chemin. Ou lui jeter un regard. Si vous daignez abaisser vos yeux sur son corps cassé, sur sa famélique personne et sur son visage émacié, vous verrez de grosses larmes couler en rigole sur ses joues flétries. La vieille femme a, depuis longtemps, appris à pleurer doucement, silencieusement, pudiquement. Si vous lui dites bonjour « El Hadja », ses yeux, toujours baissés, ne rencontrent que rarement votre regard. La vieille femme a trop de fierté. Trop de mal, aussi. Elle donne l'impression de vouloir s'excuser d'être là, de gêner votre passage. De salir, même, vos marches d'escalier alors qu'elle les nettoie, plusieurs fois par semaine. Il m'a fallu beaucoup de temps pour me donner du courage et l'aborder, par le biais d'une femme. Cela n'a pas été facile, mais elle a fini par s'ouvrir quelque peu. Elle a ouvert son gros cœur à ma compagne. La vieille femme de l'immeuble est, ce qu'on appelle communément, une concierge. Mais une concierge « informelle », à la semaine. Elle n'est employée par aucun office immobilier pour nettoyer les escaliers de deux ou trois immeubles dans cette cité populaire. Une âme charitable, qui connaissait un peu sa lamentable situation, l'a présentée aux locataires qui l'ont ainsi « recrutée ». Selon leur bon cœur. 50 dinars par-ci, 100 par là, un tas de vêtements usagés, parfois. C'est toujours ça de gagné sur l'adversité. Mais cela suffit tout juste à faire chauffer sa pauvre marmite. Pour le reste, la vieille femme dit n'avoir que Dieu et ses yeux pour pleurer son infortune, qu'elle « accepte, de toute façon ». Elle raconte, doucement, son époux qui l'a ramenée de la lointaine El-Bayadh, semble-t-il. Qui lui a loué une mansarde à Douar Chetaibo, à la périphérie d'Oran. Qui lui a donné des enfants handicapés et malades. Et qui est mort juste après, la laissant se débattre seule, dans ce monde qui ressemble, chaque jour un peu plus, à une jungle. L'autre jour encore, nous l'avions surprise inondée de larmes. Noyée dedans, dira-t-on. Hoquetant, presque ! Se confiant difficilement à ma compagne, qui était pétrifiée par tant de douleur et tant de souffrance, la vieille femme de l'immeuble a parlé de sa logeuse qui essayait de la mettre dehors, de l'éjecter « comme une malpropre », alors qu'elle a tant de fierté ! Parce qu'à chaque fin de mois, elle n'arrivait pas à honorer son loyer. Elle sait que sa logeuse a raison. Mais elle sait aussi que le plus gros de ce qu'elle « gagne » va aux coûteux médicaments des enfants qui sont « handicapés physiques, asthmatiques... ». Il arrive que la vieille femme de l'immeuble soit éreintée, mais elle ne se donne pas le droit de reposer son corps brisé par la précarité et la serpillière. Elle ne peut pas se reposer. Encore moins tomber malade. Ses nombreux enfants n'ont qu'elle comme support. Ils ont besoin d'un toit pour abriter leur malchance, manger, prendre leurs médicaments, mettre leurs vêtements...Tous ces besoins légitimes exigent de l'argent. Beaucoup d'argent. Aussi, et même si elle s'esquinte la santé, même si elle a atrocement mal dans son âme, la vieille femme doit trimer encore et encore, trimer toujours, pour ne pas rester sur le carreau de la vie. Si elle arrête, c'est toute sa famille qui s'arrête !