Deux affaires ont largement contribué à réchauffer le débat entre les tenants du droit des usagers à l'anonymat sur Internet et ceux qui, pour diverses motivations, considèrent que ce droit est une porte ouverte à des comportements irresponsables et délictueux sur la Toile. La première affaire à l'origine de discussions sur la question est celle de Twitter qui, en octobre 2012, avait été presque contraint de supprimer des tweets racistes suite à des récriminations des associations de lutte contre le racisme et l'antisémitisme qui s'en étaient indignées. Mais ce faisant, Twitter n'a pas accepté de divulguer l'identité des personnes qui ont publié ces propos racistes, maintenant une position claire en faveur de la protection du droit à l'anonymat. Pourtant, suite à cette polémique, le site www.rtl.fr rapporte que sur plainte d'une association d'étudiants juifs de France, en janvier dernier, « le Tribunal de grande instance de Paris avait donné deux semaines au réseau social pour identifier les auteurs de ces courts messages, fin janvier, le condamnant à payer 1 000 euros par jour de retard dans l'exécution de sa décision ». D'après ce même site, Twitter a joué l'indifférence totale, bottant en touche, refusant de se plier à l'injonction judiciaire, au point où le président français a cru devoir prendre position. « Les tribunaux les ont condamnés à transmettre les données permettant l'identification des auteurs de messages antisémitismes et je veillerai à les contraindre, ces réseaux, à fournir ces noms pour qu'il y ait dissuasion et répression. » De son côté, le président de l'association plaignante a indiqué au site : « en protégeant l'anonymat des auteurs de ces tweets, ils se rendent complices et offrent un boulevard aux racistes et aux antisémites ». L'autre affaire, rapportée par le site www.zdnet.fr, a opposé, en décembre dernier, Facebook à une autorité de régulation qui lui a fait injonction de ne plus obliger ses usagers à dévoiler leur véritable identité. En contre-attaquant devant la justice du land allemand du Schleswig-Holstein, le site de réseautage social a fini par imposer son droit de battre en brèche le recours à l'anonymat. Le frein mis par l'autorité de régulation sur les données privées avait sérieusement contrarié les plans de collecte de Facebook. L'autorité régionale allemande a considéré que Facebook n'était pas fondé pour interdire l'anonymat et contraindre les utilisateurs à divulguer leur véritable identité. Il est aisé de comprendre l'importance stratégique pour le réseau social de l'accès aux données de ses usagers pour les besoins de son ciblage publicitaire et de la monétisation de son audience. C'est donc en toute logique qu'il a engagé son armée de conseillers juridiques et d'avocats pour plaider sa cause devant la justice sur la base d'une argumentation de défense assez simple, mais, jugée par certains observateurs, retorse. En effet, Facebook a tenu compte du fait que les Allemands étaient protégés par les lois sur la liberté d'expression, qui « traitent de l'identité et des données confidentielles », mais considère que ces lois ne s'appliquent pas dans cette affaire au simple motif que « Facebook a son siège européen en Irlande, et non en Allemagne. » A partir de cette ligne de défense, les avocats de Facebook plaident l'application de la loi irlandaise, de loin moins regardante que la loi allemande sur les droits de protection des données et de l'anonymat sur internet. Après le coup de force de « l'optimisation fiscale », qui permet à Google de faire jouer son siège irlandais pour se soustraire au paiement de l'impôt dans beaucoup de pays en Europe, voilà que les analystes relèvent « une optimisation légale » qui lui permet, en dépit de « la mauvaise foi », de faire bouger la corde sensible de cette justice allemande qui a fini par entendre l'argument. Résultat des courses, selon Associated Press, citée par www.zdnet.fr, « Facebook a obtenu gain de cause » et, au final, « en dépit des lois protégeant leur anonymat, les utilisateurs allemands pourront donc être forcés par le réseau social à révéler leur identité ». Au moment où le débat s'accélère, des nouvelles parviennent d'un peu partout faisant état de démarches politiques ou juridiques tendant à la limitation au droit à l'anonymat. Le plus surprenant est que ce sont les Etats les moins connus pour leurs « penchants totalitaires » qui occupent le devant de la scène. C'est le cas de l'initiative japonaise rapportée par le site de la télévision publique belge www.rtbf.be « où la NPA (équivalent du FBI américain) enjoint aux opérateurs des télécoms de bloquer Tor, un réseau internet décentralisé, largement utilisé par les opposants aux régimes dictatoriaux pour surfer et échanger des données sans risque de se faire identifier. » Certains notent que le réseau anonyme Tor a beaucoup aidé durant le « printemps arabe » pour permettre aux manifestants de communiquer entre eux et avec l'extérieur du pays. Au Japon, d'après le site belge, c'est la police qui a décidé de mettre le holà en refusant cette navigation anonyme sur le territoire nippon. Le motif de la démarche de la police japonaise serait lié à une volonté de lutte contre la cybercriminalité, mais engendrerait, selon la même source, un « dommage collatéral en bloquant l'un des outils qui garantissent l'anonymat des échanges. » Si l'autorité japonaise semble engagée dans une démarche de récupération de parcelles de pouvoir, une opposition, qui ne semble pas l'entendre de la même oreille, s'organise. Et le site de la RTBF de relater l'exemple de « l'Université de Tsukuba qui a créé des VPN (réseaux virtuels) permettant d'entretenir un relatif secret des communications ». L'autre pays engagé dans la même logique de sécurisation du réseau et des données, au détriment de l'anonymat, ce sont les Etats-Unis, où « la chambre des députés vient d'adopter une proposition de loi nommée CISP qui accorderait les pleins pouvoirs au gouvernement pour arrêter la cybercriminalité. » Le site belge précise que cette initiative a le soutien des « grands noms du secteur, Facebook, Microsoft, IBM Intel... ». En conséquence, ce projet semble, comme l'initiative japonaise, « remettre en cause l'internaute à l'anonymat et le partage des données privées des internautes. » Pourtant, les parlementaires américains ont déjà connu de précédents projets similaires (sopa et pipa) qui ont suscité de fortes réprobations et ont dû être relégués aux oubliettes, pour les mêmes raisons qui ont vu une forte mobilisation contre l'idée, notamment, que « les données des particuliers pourraient être communiquées au gouvernement américain sur simple demande à un opérateur ». Le site de RTBF tente de s'expliquer cette vellétié de contrôle des contenus sur le net en avançant que « les enjeux deviennent énormes », citant, pour illustration, « l'édition 2013 du rapport de l'UIT sur les télécommunications qui annonce 2,7 milliards d'internautes pour cette année et, surtout, un trafic IP (internet) qui augmente au rythme de 14 exaoctets par mois, soit l'équivalent du double du trafic mondial total sur 10 ans (1994-2003) ». Le site a également indiqué que le projet américain a suscité l'opposition du groupe Anonymous qui a appelé à l'organisation d'un « Blackout day ». Il y a une année, ce groupe de défenseurs des libertés avait « forcé 7.000 sites Internet à mettre un genou à terre durant toute une journée ». Dans tout ce débat manque vraisemblablement la sérénité qui permettrait de situer la place du droit à l'anonymat dans le contexte de la liberté d'expression, et du nécessaire équilibre à trouver entre ce droit et les exigences de sécurisation des pratiques sur Internet. Sur le blog personnel du juriste international francoischarlet.ch, une intéressante contribution situe les véritables dimensions de ce droit, dans laquelle il est écrit : « S'il est possible, dans la vie réelle, de dire ce qu'on pense sous couvert de l'anonymat (écrire une lettre anonyme à un journal pour le courrier des lecteurs, scander un message sur une place publique en étant masqué, etc.), cette possibilité est devenue la norme sur Internet, à tel point que beaucoup s'insurgent quand on attaque ce qu'ils considèrent désormais comme un acquis, voire un droit. » En fait, il ne fait que rappeler que l'anonymat est l'une des caractéristiques qui sont nées avec le réseau censé être et demeurer « libre, ouvert, accessible et sécurisé » pour tous. Pour le juriste établi à Genève, « anonymat et liberté d'expression sont très liés, c'est pourquoi il est difficile de les dissocier totalement ». Hormis l'approche juridique, ce droit est également à connotation politique et philosophique pour le rédacteur du blog : « Du point de vue de la garantie de la vie privée, l'anonymat est extrêmement important. Si nous devions agir tous les jours et en n'importe quelle circonstance comme des personnes identifiées, nous ne ferions pas les mêmes choses, les mêmes choix : notre comportement serait différent. L'anonymat garantit ici une certaine liberté, alors que l'identification rend possible le vol d'identité ou accentue le risque d'atteinte à la personnalité. L'anonymat empêche la surveillance généralisée des individus, ou du moins lui met de sérieux bâtons dans les roues ».