23 novembre 1978. Le nom du chaâbi allait-il s'effacer à l'annonce du décès du maître, El Hadj M'hamed El Anka ? Avant même l'enterrement du Cheikh, la question était posée dans les « entrailles » d'Alger.Il faisait gris avant la pluie en ce jeudi 23 novembre. Le lendemain, vendredi, des dizaines de milliers de proches d'amis, de voisins de la Casbah et de Bains-Romains, des fans venus de toute l'Algérie, accompagnèrent le Cardinal à sa dernière demeure au cimetière d'El Kettar. Il avait plu des trombes. Des hallebardes. Mai 2013, des touristes espagnols venus de Séville empruntent la rue A. Arbadji (ex-Marengo) vers Sidi Abderrahmane accompagnés de deux guides. A la limite du quartier « Deuxième », un vieux fait remarquer aux deux guides qu'ils venaient de « brûler » le N° 25 une halte privant ainsi leurs touristes d'une image - légende du patrimoine de la Casbah, de la culture algérienne, la maison où habitait El Anka de 1944 à 1959. « Si vous permettez, je leur retrace, en trois minutes, la biographie du maître et la signification de son genre musical, le chaâbi » propose le vieux « wlid » du « deuxième ».Révélateur le carnet de visites officiel. Désolant ! Méprisant ! Mais pas étonnant. Car de son vivant et au firmament de son art. On a laissé El Anka à ses fêtes familiales et populaires où les enregistrements sonores ou filmés n'étaient pas réalisés par les médias publics. On a « détourné » l'attention sur la chanson châabi, spécialement en direction du maître selon des témoignages. « On a voulu claboter l'art du cheikh pour le genre oriental ». Ce sera les débuts de l'inaptocratie culturelle face à un maître qui ne s'accommode guère de cornacs à l'exception de l'époque de son mentor, Mustapha Nador.Le maître a préféré « s'isoler » pour mieux se faire apprécier. La culture algérienne a failli disparaître sous les tentatives d'anéantissement de la France coloniale qui visait la mémoire collective et les référents identitaires. (La culture, l'histoire et la personnalité algériennes). La réviviscence est intervenue grace à la résistance des hommes de culture malgré le déclin du genre musical andalou. « El Anka fut celui par qui s'opéra la confluence de la musique « savante » citadine, héritage andalou et celle profane dont les vestiges se retrouvent ailleurs, en Kabylie et jusque dans le Hoggar » estime B. Hadj Ali « El Anka et la tradition chaâbi ».Il a façonné, à son goût, son mandole après l'avoir introduit dans la musique chaâbi. « Le pape du chaâbi » osera N. Fethani dans une contribution au « Soir d'Algérie en 2010 ».Il chanta en kabyle, dans sa langue de « lait » avant de domestiquer son parler de la Casbah. De l'Algérois « M'Qeter » (Pur).Aujourd'hui, 35 ans après la mort — physique —du Cardinal, il n'est pas trop tard pour bien faire en re-convoquant sa mémoire artistique. Celle de génie du chaâbi qui ne s'est pas privé d'aimer la musique universelle (française, jazz, oriental). El Anka n'a pas fait l'université mais défie les « cultivés » par sa maîtrise de la langue de l'occupant. Dans un enregistrement (facile à retrouver sur You Tube), le Cardinal s'exprime académiquement. Dans une interview sonore (les années 60) qu'il accorda à... Kateb Yacine, il étala toute sa classe dans le « ciselement » du verbe et excella dans ses visions-réponses aux questions de l'auteur de Nedjma. Après un instant d'écoute de la bande, le son et le ton d'El Anka retintent dans nos oreiles d'écoliers, copains du fils El Hadi à l'école de Belvedère. Nous étions voisins. L'accent d'El Anka sonnait un air kabyle. Le Cheikh s'exprimait dans un français millimétré, scandé et rythmé comme ses « qçaid » durant 48 minutes et 32 secondes me « souffle Nouredine Khelassi, mon ami et confrère.Les temps ne sont pas aux hommages par « soirées » et autres concerts tous les 23 novembre. Pas à des festivals saisonniers par l'imitation et le psittacisme de disciples occasionnels. Au passage, il est quand même paradoxal que le « pays » d'Azzefoun, qui a enfanté El Anka et au moins une trentaine d'artistes (musique, théâtre, cinéma, comédie, littérature, peinture) à l'exemple de Boudjemaa El Ankis, nombre d'élèves d'El Anka, les frères Hilmi, Djaout, Issiakhem Rouiched, Fellag, M'rizek... reste un village où l'on ne trouve pas un....magasin d'instruments de musique pour ne pas dire un centre réel de la culture. Simple parenthèse vite refermée.Ce qui manque à l'art d'El Anka mais aussi à la mémoire d'El Anka, c'est d'abord un musée, mais vivant du chaâbi et des thèmes de recherche sur la personnalité du Cheikh. Des colloques. Des séminaires. Des émissions au niveau des médias (presse écrite, radio, télévision) où l'on ouvre larges les débats sur la musique chaâbi, andalouse, malouf....A condition que cela ne soit pas conjoncturel, mais programmé durablement. Créer un institut national de musique chaâbi où El Anka sera une matière à étudier. Car la fondation El Anka que pilotent El Ankis et El Hadi (Le fils d'El Anka) ne suffit pas. La première tâche serait de rassembler l'œuvre du sphinx. Pour en finir avec la vision aboulique de la musique populaire algérienne. Pour guérir de la dépression morale qui frappe la mémoire culturelle de l'Algérie.Pour fêter toujours El Anka qui n'a ménagé aucun effort, malgré son état de santé, d'aller à Cherchell, en 1976, honorer la soirée de mariage du petit-fils de son maître Nador. Cela a un nom, la reconnaissance !