Ce constat est encore plus affligeant dans les nouvelles zones d'habitation, à l'est de la ville, où ne « poussent » que des superettes et des cafés. Et de plus en plus de pharmacies. Cela sous-entend que nous sommes affamés, accros à la caféine et, désormais, malades. Pour quelque trois millions d'âmes, il faut reconnaître qu'en matière de lecture, la disponibilité est maigre. Preuve affligeante que le livre à Oran n'est en rien une nécessité, mais bien un produit de luxe. La nourriture du corps étant bien ancrée dans nos comportements, la nourriture de l'esprit est le cadet des soucis des Algériens qui courent plus après le morceau de pain qu'après le livre. Cela n'empêche pas, cependant, les accros de lecture de « faire » les librairies infatigablement à la recherche de la pièce rare ou intéressante. Ce constat, fait par plus d'un, s'il est affligeant, indique clairement l'état de décrépitude dans lequel se trouve le marché du livre dans la capitale de l'Ouest. Pourtant, c'est dans cette même ville que se tiennent, régulièrement, des « Salons du livre ». Lors de la dernière édition qui s'était tenue, il y a quelque temps, à Oran, nous avons fait un tour au salon : des livres de religion se le disputaient aux livres de cuisine ou techniques. Rares étaient les libraires, même venus d'Alger, qui proposaient des romans de valeur ou récents. Et même lorsqu'on visite les quelques librairies du centre-ville, on est frappé par l'exposition de livres de cuisine, de livres religieux et autres livres techniques, qui « meublent » les étagères, ne laissant qu'un petit rayon pour la littérature. « On est obligés de faire ainsi, nous dira un libraire à Es Sénia. Si l'on s'en tient qu'à la vente de romans, on ne tardera pas à faire faillite ! » Internet a fait sa sale besogne Benachour est quelqu'un qui ne peut se passer de lecture. Au point où il a réservé toute une chambre chez lui où s'entassent toutes sortes d'ouvrages. Il nous parle de son hobby : « Je ne dis pas que je suis le seul, mais rares sont ceux qui consacrent la moitié de leur budget à l'achat de livres. Cette passion me dévore et je ne peux m'empêcher de lire tout ce qui me tombe sous la main. Livres, morceaux de journal, brochures, dessins animés... Pour les autres, je ne sais pas, peut-être qu'Internet en est la cause. Quand on emprunte les transports en commun, rares sont les gens qui ont un livre entre les mains. Seuls les journaux continuent de se battre contre les moyens modernes de communication. Passer sa soirée sur Facebook est tellement plus simple. » A la rue Ben M'hidi, au centre-ville, il existe une librairie de l'office du livre. A chacun de nos passages, on la trouve presque vide. Elle n'est fréquentée que par des étudiants à la recherche d'un ouvrage spécialisé. Très rarement, un roman, ancien ou moderne. Selon le gérant, « les affaires marchent un peu, mais pas comme on veut car nous sommes spécialisés dans les livres techniques et scientifiques. Il y a, également, la cherté des livres, même si, à mon avis, ils sont abordables, qui décourage la clientèle. La grande majorité des visiteurs vient pour passer un agréable moment en feuilletant les beaux livres... qu'ils n'achètent pas ». Autre son de cloche. Pour la gérante de la librairie du Front de mer, ouverte depuis 81, ce n'est pas aussi noir : « Si nous sommes toujours ouverts depuis plus de trente ans, c'est que nous travaillons. » Une autre librairie, au boulevard Charlemagne, est vide au moment de notre virée. Cette ex-annexe de la défunte Enal est bien achalandée. En vitrine, les « best-sellers » sont bien exposés pour attirer l'attention du passant : « Les ouvrages nationaux et les petits fascicules, édités par des privés, sont très demandés. Un effort particulier est déployé par leurs concepteurs sur le plan de la forme et du look. Ils sont agréables à lire et à posséder », souligne le libraire, « mais le client est rare », ajoute-t-il avant de préciser : « Nous recevons presque toutes les nouveautés, mais nous en vendons très peu. Nos clients sont connus. Ils appartiennent à la vieille époque, ce sont presque des abonnés ». Le vieux bouquiniste du boulevard Emir-Abdelkader, spécialisé dans les échanges de vieux livres et qui a installé ses bouquins sur des tréteaux à côté de sa vieille Niva, est également de cet avis : « On ne lit presque plus. En tout cas pas comme avant, pour le savoir et le plaisir. Les jeunes qui lisent sont des universitaires qui ont généralement des lectures imposées. » Un autre bouquiniste a pignon sur la rue Khemisti. Une simple table fait office de librairie. « Je suis là presque par stoïcisme. J'échange mes livres avec de vieux lecteurs et des jeunes filles. Je ne vends presque rien, mais je suis toujours présent pour le... fun ». Fait notable, tous nos interlocuteurs déclarent que leur lectorat se compose, essentiellement, de vieux et de la gent féminine : « A Oran, les femmes lisent plus que les hommes ! » Les prix du livre posent problème Mais d'autres libraires ne partagent pas cette opinion. Ainsi en est-il d'une jeune femme qui gère la bibliothèque du centre culturel français. « Si les gens ne lisaient pas, comment expliquez-vous que notre bibliothèque soit toujours fréquentée ? C'est une preuve que les Oranais, particulièrement les jeunes, aiment la lecture. » La librairie « Livres, Art et Culture », située au centre-ville, offre une surface de plus de 100 m2, ce qui lui assure la possibilité d'une offre considérable d'ouvrages et l'organisation d'activités culturelles liées au livre et, notamment, des rencontres avec des écrivains qui demeurent très insuffisantes dans la programmation oranaise en dehors des rares manifestations consacrées au livre. Se voulant généraliste, la librairie propose tous les genres éditoriaux pour répondre à la plus large demande possible. Plusieurs titres concernent le grand public, avec un rayon enfants et jeunesse assez fourni. Autre librairie, autre problématique. Le prix du livre pose problème. Ce dernier se cède, parfois, à des prix exorbitants, ce qui a pour effet de dissuader le lecteur. « Le livre le plus abordable coûte plus de 500 dinars. C'est beaucoup pour des gens qui se battent contre le niveau de vie. Comment voulez-vous que les jeunes achètent un livre alors qu'ils doivent penser d'abord à manger ? » Dans cette diversité, on peut regretter l'absence de la production nationale. Selon la gérante de la maison d'édition Dar El Gharb, « il est très difficile de produire national. On travaille avec des auteurs comme Yasmina Khadra ou Bouziane Ben Achour, car la qualité est rare ». Un jeune poète nous dira : « Je n'arrive pas à publier car cette maison d'édition m'a imposé la publication sur compte d'auteur. » Avec Dar El Gharb, deux autres librairies, dont la bibliothèque du CCF, font de la vente dédicace en présence de l'auteur. Mais c'est une activité très « cométique ». Yasmina, Grine, Benfodil et quelques jeunes auteurs sont passés par Oran... Ils ont plus discuté que vendu. En conclusion, celui qui parle de lecture à Oran a souvent les yeux tristes, comme dit le barde.