Ironie du sort : l'architecte du « coup d'Etat médical » qui a déposé le sénile Bourguiba dont il était le fringant Premier ministre a connu une fin autrement plus tragique. Sous la pression de la rue en ébullition qui n'a pas décoléré un mois durant, le départ en catastrophe du maître de Carthage, suspendu entre ciel et terre aux dures conditions d'exil refusées par le « fidèle allié » français et, en définitive, régentées par Djeddah plus accueillante, a renoué avec le syndrome du Shah iranien ou du fantasque ougandais Didi Amin Dada mort en exil en Arabie Saoudite. L'histoire bégaie dans la mise en accusation, naguère formulée contre la famille Bourguiba, dirigée aujourd'hui contre sa femme Leïla et la belle-famille Trabelsi accusées de corruption généralisée et aux biens saccagés à Gammarth et la station balnéaire de Hammamet. La France sarkozienne, présente en force dans le marché tunisien avec ses 1 200 entreprises, a consommé la rupture avec son protégé d'hier. Dans un communiqué, l'Elysée a indiqué que la France a pris « les dispositions nécessaires pour que les mouvements financiers suspects concernant des avoirs tunisiens en France soient bloqués administrativement. » La nouvelle Tunisie qui se relève du règne décrié de l'absolutisme, du déni des libertés politiques et publiques, et de toutes les formes d'injustice, a immergé solidairement du trauma de Sidi Bouzid pour essaimer les bastions de la contestation citoyenne organisée et la capitale de l'épilogue aux allures shakespearienne. Elle hérite de cette « révolution de jasmin » sourde aux promesses de changement de dernière heure et déterminée à garantir un avenir démocratique. La césure profonde a révélé le déficit de légitimité du régime Ben Ali porté aux nues et présenté en modèle de stabilité. La face cachée de la crise a montré dans toute sa laideur les stigmates de la gouvernance prébendière qui offre la part belle à l'oligarchie financière dans un océan de pauvreté, d'inégalités sociales (10% de la caste des riches détenant le tiers du PNB contre les 30% des plus pauvres accédant à moins de 10% du PNB) et de développement régional (80% des revenus concentrés dans les régions côtières). L'image idyllique du « miracle économique » à la tunisienne a volé en éclats. Elle n'a pas résisté au choc de la réalité aux dimensions dramatiques : un chômage inflationniste (13 à 14% de la population générale) qui touche la jeunesse (72% de chômeurs âgés entre15 et 29 ans) et les diplômés, la baisse de la croissance (3,7%) d'une économie dépendante de l'Europe en crise, le désinvestissement, la baisse drastique des sources de revenus touristiques… Sur les cendres du modèle en faillite généralisée, la nouvelle Tunisie s'inscrit dans la « transition démocratique » qui se refuse à toute tentative de confiscation de la victoire populaire. L'épisode de l'intronisation du Premier ministre, Mohamed Ghannouchi, a été rapidement suppléé par le retour à la solution constitutionnelle qui organise la vacance du pouvoir et la période intérimaire de 60 jours dévolue au président du parlement, Foued Mebazaa, officiellement investi de ses nouvelles charges. Dans une brève allocution, tenue après sa prestation de serment, le président intérimaire a affirmé que « tous les Tunisiens sans exception et sans exclusive » seraient associés au processus politique. Il a aussi promis de consacrer le pluralisme et la démocratie. La « révolution de jasmin » se présente en alternative crédible bénie de Washington et soutenue, sur le tard, par Paris et quelques capitales éprises de démocratie et de liberté. Mais, à l'heure du Grand Moyen-Orient du péril impérial rappelé, jeudi, aux bons soins des participants au forum de Doha par la secrétaire d'Etat, Hillary Clinton, le temps du changement s'impose à tous. L'effet de contagion, soufflant sur le monde arabe sommé de sortir de sa torpeur légendaire, est le défi majeur pour la stabilité régionale. Dans ce challenge démocratique incontournable, l'heure de vérité a sonné.