Au Maghreb comme ailleurs, l'immaturité démocratique des gouvernants se mesure aisément à l'aune de leur attitude face à la presse. Confronté à une attaque en règle — qui n'en est pas moins constituée d'informations à notre connaissance non démenties — contre le “clan Bouteflika”, Alger vient d'en administrer la preuve retentissante : rétorsions commerciales via des imprimeries d'Etat à l'encontre des titres privés coupables de l'affront, convocations cavalières de journalistes au commissariat de police et, notamment, placement sous contrôle judiciaire du directeur du Matin, Mohamed Benchicou,… pour “infraction au contrôle des changes”. Un avatar des périmés “contre-révolutionnaire”, “traître à la patrie” et autre “intelligence avec l'ennemi” qu'affectionnaient les gouvernements post-coloniaux pour briser leurs opposants, il n'y a pas si longtemps. Bref, vieux prétexte, grosse ficelle. Encore que, de nos jours encore chez Paul Kagamé, au Rwanda, être accusé de “divisionnisme” peut mener à l'échafaud populaire. Pour museler la presse, les méthodes employées sont également partagées. Ainsi, l'affaire, pour l'heure “juridico-commerciale”, que connaît, inégalement, la presse algérienne à quelques mois de la confrontation annoncée de Abdelaziz Bouteflika à sa propre succession rappelle, à maints égards, la tentative — réussie celle-là — de mise au pas des journaux tunisiens à la veille de la première “élection” du président Ben Ali. Là aussi, le coup tordu passait par la case “imprimerie”. Fin 1988, à la faveur de leurs reparutions dans un climat jugé favorable, le nouveau pouvoir, en quête de légitimité, n'oserait pas prendre, pensait-on, des mesures arbitraires. Deux hebdomadaires, l'arabophone Erraï et le francophone Le Phare, connus pour la qualité de leurs analyses respectives, haussent le ton au regard de leurs confrères, plutôt enclins à promouvoir le “changement” opéré par le “tombeur” de Habib Bourguiba. Avec virulence, le premier questionne à voix haute le passé et les responsabilités de l'ancien “patron de la sécurité” devenu chef de l'Etat, tandis que le second s'interroge malicieusement sur la croyance, par trop répandue, en une liberté attendue d'en-haut, c'est-à-dire du nouveau locataire du palais de Carthage, lui préférant une liberté conquise et donnant de surcroît en la matière “raison” au “combattant suprême”, qui venait pourtant d'être déclaré “sénile” par son successeur. C'en était trop ! Les pressions des autorités fusent. Résultats, se désolidarisant de ses rédacteurs, le directeur-propriétaire d'Erraï choisit de clore tout débat : il met les clefs du journal sous la porte. Le propriétaire du Phare, Abdejelil El-bahi, pour sa part, tient bon. Et de subir un contrôle financier sur… sa petite société de photocomposition. Au motif, selon le ministre de l'Intérieur en personne, que l'Etat avait décidé d'“assainir les comptes des sociétés de presse”… en commençant pas une entreprise privée ! Des “difficultés d'imprimerie” auront raison de la publication. Non pas d'ailleurs pour des ardoises impayées, mais en obligeant le journal à changer d'imprimeur, ainsi transformé en auxiliaire de police : le ministère de l'Intérieur n'accusant pas réception de la notification — obligatoire selon la loi — de ce changement, l'autorisation de publier était de facto refusée. Dans un contexte où l'ensemble de la classe politique — aucune de ses composantes ne manifeste de soutien au Phare, qui, il est vrai, n'en soutenait aucune — de la gauche aux islamistes, en passant par la Centrale syndicale, jusque et y compris la Ligue tunisienne des droits de l'Homme, venait de signer un “pacte national” avec le chef de l'Etat, le directeur allait estimer toute initiative vouée à l'échec, voire inutilement dangereuse. Il faut dire aussi qu'à l'exception du Monde à l'étranger, les confrères locaux ne se sont pas fait l'écho de cette vicieuse mésaventure. Elle fut noyée dans l'opinion par l'interdiction événementielle, même la presse gouvernementale en a parlé — d'un numéro de Réalités, prétendument en raison d'un article critique — sa lecture prouve en tout cas que son auteur était un lecteur du Phare — avant que cet autre hebdomadaire ne reprenne sa parution suivant un modus vivendi avec les autorités : la non-agression réciproque. Ainsi avait débuté le déclin de la liberté d'expression en Tunisie, qui allait s'achever, plus tard, avec la disparition de Maghreb et l'emprisonnement de son directeur, Omar S'habou pour “collusion” avec les islamistes, eux-mêmes auparavant privés de leur éphémère organe, El-Fedjr. Après avoir été le plus en pointe du Maghreb dès la première moitié des années 1980, le paysage médiatique tunisien allait ainsi progressivement devenir le plus indigent d'Afrique, le phénomène Taoufik Ben Brik traduisant l'exception qui, comme chacun sait... Tout autre est, aujourd'hui, la perspective algérienne du fait d'une solidarité de tous les horizons, d'un paysage politique non consensuel et de la combativité des hommes armés de plumes : l'irrespect et l'irrévérence, chèrement payés, s'enracinent. Difficile aussi d'imaginer que le pouvoir en place tente à nouveau un coup de force pour faire main basse sur la presse, sans risquer de perdre davantage de la crédibilité, infime, qui lui reste. Mais sait-on jamais ? Chez le voisin marocain, lever les tabous de la marocanité du Sahara occidental et de l'“intouchabilité” du roi conduisent encore, en 2003, en prison. Peut-être pas à l'avenir, si tant est que la répression soit désarmée par la régression de la pratique de l'autocensure. S'attaquer, en Algérie, au tabou des crimes et délits présumés commis dans l'exercice ou pas de leurs fonctions, par des détenteurs actuels du pouvoir, c'est ouvrir une brèche salutaire dans le bastion de l'impunité, cette “chose”, dont bien des dirigeants ne veulent même pas payer le coût politique, autrement dit, la mise à l'écart. Que cela serve un camp contre un autre ? Tant que c'est chacun son tour... Et comme l'écrit tous les mercredis à Paris un hebdomadaire canardeur, “la liberté ne s'use que quand on ne s'en sert pas”. En la matière, les journaux pris pour cible à Alger donnent, en ce moment, l'exemple à l'ensemble du Maghreb. Pourvu que cela dure ! Pour l'information de leurs lecteurs, mais également pour l'apprentissage démocratique de leurs gouvernants. Ne dit-on pas d'ailleurs qu'on apprend tous les jours. W. S.