Visiter les services de l'hôpital de psychiatrie Frantz fanon à Blida c'est franchir un pas dans le monde de la folie. Cet hôpital forteresse de plus de 1000 lits est surchargé. Il n'arrive plus à contenir le grand nombre de malades mentaux transférés chaque jour sur décision de justice ou du wali. Il est 11 heures. A l'entrée de cette grande structure de santé, un fleuriste. En fait c'est un patient qui est devenu au fil du temps un locataire de l'hôpital. Il occupe une petite échoppe pour vendre des fleurs qu'il cultive lui-même dans des parties du terrain réservé à l'ergothérapie. Dans la cours et les couloirs de l'établissement, les malades mentaux errent en demandant, sans agressivité aucune, aux passants une pièce de 10 dinars « pour prendre un café ou acheter une boite de chique ». Face à leur grand nombre, les infirmiers qui s'occupent de leur prise en charge n'arrivent plus à assumer leur mission. Ici ce sont de cinq à six infirmiers qui s'occupent de plus de 80 patients par service. «Nous n'avons ni la patience ni l'envie de continuer à assumer notre travail. A force de trop côtoyer les malades nous devenons malades comme eux», explique un des rares techniciens supérieurs de santé (TSS), spécialisé dans la psychiatrie. Il exhibe un certificat signé par un psychiatre l'autorisant à changer de service. «J'avoue qu'après avoir passé plus de vingt ans dans cet hôpital, je suis devenu moi-même coléreux et agressif. Je suis à la limite d'une dépression. Ici, c'est la porte de la folie. Je ne peux plus continuer. Imaginez la souffrance de quelqu'un qui gère un handicapé chez lui et vous pouvez avoir une idée de notre travail, nous qui gérons plus de 80 patients avec chacun sa propre infirmité», explique l'infirmier qui évoque le suicide de son collègue l'infirmier, Bachir Silmi, 43 ans, TSS avec 20 ans d'expérience. L'homme a décidé, il y a une semaine de mettre fin à sa vie en s'ouvrant la carotide à l'aide d'un bistouri. Cet acte fatidique, dont la cause reste à déterminer par les enquêteurs, a ébranlé tout l'hôpital. Il a aussi suscité la colère des paramédicaux notamment ceux qui assurent les services de psychiatrie sans la moindre prise en charge psychologique ou motivation pécuniaire. Le chef du service psychiatrie Ibn El-Djezzar, se souvient très bien des deux dernières heures précédant le drame. Selon lui, Bachir Silmi était très serein et lucide ce jour là. « Il a même pris en charge le dossier d'un malade qui venait d'être admis à l'hôpital. Nous étions ensemble avant qu'il ne rejoigne un autre pavillon pour faire un travail », se souvient-il. En une heure, c'est-à-dire, entre 15h00 et 16h00, l'homme a décidé de passer à l'acte. « Nous l'avons trouvé, le pauvre dans une mare de sang », raconte le responsable du service. Un autre infirmier, explique que le comportement du suicidaire a changé ces derniers mois. «Il a commencé par s'absenter puis à s'isoler et à vouloir toujours travailler seul mais son dévouement envers les malades était sans faille. Probablement il avait un problème familial, mais je reste aussi convaincu que ce métier peut mener au suicide aussi», explique l'infirmier en évoquant les mauvaises conditions de travail et les risques du métier. Des risques qui peuvent aller jusqu'à l'assassinat. Ainsi l'infirmier Moussaoui a été tué par un malade mental. «On a même baptisé un service à son nom», fait savoir l'infirmier pour qui il est temps de changer de service pour « éviter le suicide ou la dépression ». Cette situation est également vécue par les psychiatres. Pour ces professeurs le vrai problème réside dans la faiblesse de l'encadrement des malades. UNE FORMATION INEXISTANTE A défaut d'une formation au métier d'infirmier spécialiste en psychiatrie qui a disparu après une seule session dans les années 80. Et c'est cette promotion qui s'est chargée de former des infirmiers à la prise en charge psychiatrique. Ils sont devenus des TSS sans titre. « Ils sont là, ils ont appris le métier sur le tas et sont devenus des paramédicaux spécialistes en psychiatrie. Alors pourquoi ne pas les régulariser puisqu'il n'y a pas cette politique de formation ou de recrutement ?», s'interroge l'infirmier. Pour lui, beaucoup ignorent le danger, quand il y a une agitation dans le groupe des malades mentaux. «Un malade qui devient hystérique vaut l'agitation de dix personnes. En plus, dès qu'il commence à crier, les autres patients s'agitent à leur tour », explique l'infirmier qui signale que l'hôpital accueille des pensionnaires qui ont une ancienneté de plus de 40 ans. «La folie est une chronicité qui ne tue pas. Donc, pour les travailleurs qui prennent soin de ces malades, c'est l'enfer, sinon c'est la contagion».